Aide à mourir: le gouvernement commence à craindre pour son projet de loi

OTTAWA – Le gouvernement commence à sentir la soupe chaude. Après le caucus libéral, mercredi, trois ministres ont effectué des sorties pour exhorter les parlementaires à adopter le projet de loi sur l’aide médicale à mourir d’ici la date butoir du 6 juin fixée par la Cour suprême du Canada.

Les libéraux en avaient déjà plein les bras avec les critiques véhémentes des partis de l’opposition et les importantes réserves exprimées par les sénateurs. Ils ont été confrontés mercredi à un autre obstacle: le jugement d’une cour albertaine remettant en question la constitutionnalité de C-14.

Accompagnée de sa collègue à la Santé, Jane Philpott, la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, a réagi à cette décision, qu’elle a qualifiée de «très préoccupante», mais qui n’ébranle pas sa confiance d’avoir atteint un «juste équilibre» avec le projet de loi qu’elle marraine.

«S’il y a une chose que ce jugement illustre clairement, a-t-elle insisté, c’est que nous devons nous assurer que nous avons un régime en place pour nous assurer qu’il y a des mesures de sauvegarde en place pour baliser l’accès à l’aide médicale à mourir.»

La ministre Philpott a pour sa part signalé que les professionnels de la santé seraient réticents à prodiguer les soins d’aide à mourir en l’absence d’une loi pancanadienne.

La ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, avait effectué une sortie peu avant ses collègues afin de se porter à la défense de C-14, accusant les partis de l’opposition de faire de la politique partisane avec ce dossier qui devrait pourtant transcender les lignes de parti.

«On dénonce que le NPD et les conservateurs pensent présentement, pour des raisons de petite politique, à ne pas soutenir une avancée majeure pour le Québec et le Canada», a-t-elle affirmé dans une sortie calculée à l’issue du caucus libéral, au parlement.

La cause qui a ravivé ce débat déjà très mouvementé au Parlement vient de la Cour d’appel de l’Alberta.

Le tribunal a donné raison, mardi, à une femme qui avait demandé le mois dernier une exemption à la prohibition de l’aide médicale à mourir, conformément à la directive de la Cour suprême accordant au fédéral un sursis pour lui donner la chance de légiférer.

Le gouvernement a contesté la requête de la dame atteinte du trouble de conversion, une condition de nature psychologique ayant des conséquences physiologiques — E.F. est devenue aveugle, peine à s’alimenter et souffre de «douleurs indescriptibles», précise le jugement.

Quatre médecins, dont un psychiatre, ont attesté que la femme âgée de 58 ans, qui souffre de ce trouble depuis neuf ans, est totalement lucide et qu’il n’existe par ailleurs aucune cure pour la maladie qui l’afflige.

Ces critères ne lui donnent pas accès à l’aide médicale à mourir, a argué le procureur du fédéral. Il a plaidé que cette aide devait être prodiguée aux gens dont la «mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible», reprenant les critères — contestés — prévus dans le projet de loi C-14.

Il a également fait valoir que selon l’interprétation que fait le gouvernement de l’arrêt Carter c. Canada, les personnes souffrant exclusivement de troubles de santé mentale ne peuvent obtenir ce type de soin.

En rejetant cette lecture que fait le gouvernement de Justin Trudeau de la décision de la Cour suprême, le tribunal de l’Alberta remet donc en question la logique derrière l’approche restrictive préconisée dans le projet de loi C-14.

La ministre Wilson-Raybould n’a pas voulu dire, mercredi, si Ottawa pourrait porter en appel le jugement de la Cour d’appel de l’Alberta et écarté l’idée de réclamer une nouvelle extension à la Cour suprême du Canada.

Mise en garde du Sénat

Le gouvernement a eu droit mardi à un avertissement en provenance du président du comité sénatorial qui s’est penché sur le projet de loi.

Le rapport de recommandations substantielles qui a été déposé mardi à la chambre haute «est une indication que les sénateurs ont de sérieuses réserves au sujet de certaines parties» contenues dans C-14, a prévenu Bob Runciman par communiqué.

«Il serait sage que la Chambre des communes tienne compte de cela avant d’envoyer le projet de loi C-14 au Sénat. De nombreux sénateurs ont des opinions bien arrêtées sur cette question, et je pense que cela se voit dans le rapport», a-t-il ajouté.

Le comité des Affaires juridiques et constitutionnelles, majoritairement conservateur, est divisé — ses membres ont recommandé dans le rapport un accès à l’aide médicale à mourir à la fois plus souple et plus strict.

Les modifications proposées par le comité placent le gouvernement dans une bien mauvaise posture, estime le député néo-démocrate Peter Julian.

«On risque de faire du ping pong pendant des semaines, voire des mois. Je pense que ça va être difficile pour les libéraux d’atteindre leur objectif final (respecter l’échéancier établi par la Cour suprême du Canada)», a-t-il suggéré en entrevue.

Invitée à dire si elle souhaitait envoyer un message aux sénateurs, mercredi, la ministre de la Justice s’est contentée de réitérer que les libéraux étaient ouverts aux suggestions d’amendements.

«Nous allons considérer ce que le Sénat (proposera) — ils font une préétude très réfléchie du projet de loi», a signalé Mme Wilson-Raybould.

Le gouvernement espère faire adopter C-14 cette semaine en Chambre, dans un climat toutefois très tendu.

Il faudra voir si les événements survenus mercredi soir — le premier ministre Justin Trudeau a causé une véritable commotion en bousculant involontairement une députée pour aller en agripper un autre — pourraient les empêcher d’atteindre cet objectif.

Au moment où l’incident s’est produit, les députés s’apprêtaient à voter sur une motion pour limiter le temps de parole aux débats.