C-10: Comment réglementer les services de diffusion en continu?

OTTAWA — Les libéraux ont promis de présenter rapidement un projet de loi visant à réformer la Loi sur la radiodiffusion, ce qui pousse des experts des médias à mettre en garde le gouvernement contre le fait de soumettre les nouvelles plateformes médiatiques à un cadre réglementaire révolu.

«Tout le monde convient qu’il s’agit d’une loi plus ancienne qui ne reflète pas pleinement l’environnement dans lequel nous vivons », souligne Michael Geist, professeur de droit à l’Université d’Ottawa et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit de l’Internet et du commerce électronique.

Le gouvernement libéral a présenté un projet de loi, connu sous le nom de C-10, en novembre 2020, qui soumettrait les grandes sociétés de diffusion en continu, telles que Netflix et YouTube, à la Loi sur la radiodiffusion. Il a fait l’objet de vives critiques concernant la possibilité de réglementer le contenu généré par les utilisateurs. Le projet de loi est mort au Sénat lorsque le Parlement a été dissous avant les élections de septembre.

Bien que ses risques pour la liberté d’expression des Canadiens retiennent beaucoup l’attention, si la nouvelle loi promise ressemble au projet de loi C-10, alors plusieurs de ses caractéristiques auront un effet important sur les industries culturelles du Canada.

Les services de diffusion en continu sur demande – pour la musique, la télévision et les films  – seraient obligés de financer le contenu canadien et de le promouvoir activement, y compris le travail de groupes marginalisés et sous-représentés, par le biais de ce qu’on appelle des exigences de découvrabilité.

Cela pourrait inclure l’exigence pour un service de diffusion en continu de mettre en valeur le contenu canadien grâce à ses outils de recommandation, tels que des listes de lecture musicales personnalisées ou des sélections de films organisés.

Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) supervise les radiodiffuseurs traditionnels et applique les politiques fédérales. Cette nouvelle loi habiliterait le CRTC à faire de même pour les services de médias en ligne, mais demeure vague quant à la façon dont l’organisme de réglementation s’acquitterait de cette fonction. Les critiques se demandent comment le CRTC pourrait surveiller tout le contenu publié sur Internet.

Gerry Wall, président de la société de conseil Wall Communications, a réalisé une étude sur les effets économiques de la diffusion musicale en continu pour le gouvernement fédéral en 2018, et a récemment terminé une deuxième étude qui n’est pas encore publiée.

Gerry Wall et Michael Geist ont tous deux déclaré que définir des exigences de découvrabilité sur les services de diffusion en continu était compliqué pour plusieurs raisons.

Selon le Pr Geist, la notion de découvrabilité au Canada a émergé à un moment où les radiodiffuseurs traditionnels accordaient la priorité au contenu des États-Unis par rapport au contenu canadien, car il était plus rentable. Aujourd’hui, les services de diffusion en ligne fonctionnent selon un modèle commercial différent et sont incités à adapter leur catalogue aux préférences de l’abonné.

«Si les gens s’intéressent au contenu canadien, il est clairement dans l’intérêt de Netflix de leur fournir ce contenu canadien pour qu’ils restent abonnés», dit-il.

Il ajoute que le contenu canadien n’est pas difficile à trouver dans la mesure où n’importe qui peut taper « Canada » dans la barre de recherche de la plateforme de diffusion en continu et il trouvera une série d’œuvres canadiennes.

Les deux chercheurs soutiennent que la notion de découvrabilité dans les services de diffusion en continu déclenche un débat épineux sur la définition actuelle du contenu canadien. «C’est un problème fondamental, je pense, qui doit être résolu», estime Gerry Wall.

La Loi sur la radiodiffusion établit des critères pour définir ce qui rend une œuvre culturelle canadienne. Pour la musique, ce qu’on appelle le système MAPL détermine si une œuvre musicale remplit suffisamment de conditions pour être canadienne, par exemple si une chanson est interprétée par un Canadien ou si l’œuvre a été enregistrée au Canada.

Michael Geist qualifie cela d’« exercice de case à cocher » qui peut ne pas être équipé pour saisir pleinement la complexité d’une production télévisuelle qui implique principalement des Canadiens par exemple, mais qui ne répond pas aux critères parce qu’un bailleur de fonds n’est pas canadien.

La façon dont les auditeurs accèdent à la musique via la diffusion en continu sur demande est différente de la méthode de diffusion de la radio, où il y avait une seule programmation linéaire, souligne Gerry Wall. Dans un service de diffusion en continu, le catalogue de musique est accessible par les utilisateurs à la demande et simultanément.

Il explique que les radios peuvent consacrer une partie déterminée de la programmation, sur un cycle de 24 heures, au contenu canadien. «Mais comment cela fonctionnerait-il dans le monde de la diffusion en continu?»

Les services de diffusion musicale en continu peuvent proposer de la musique à un utilisateur via des listes de lecture personnalisées et organisées, un processus largement piloté par les algorithmes qui sont la propriété d’une plateforme. Rendre les artistes canadiens plus faciles à découvrir en accordant au CRTC l’accès aux algorithmes d’un service de diffusion en continu est une « notion très mal conçue », dit Gerry Wall.

Andrew Forsyth est consultant pour MRC Data, anciennement Nielsen Canada, une entreprise de données marketing et d’analyse d’audience. Il est d’avis que le gouvernement doit trouver comment il peut réglementer correctement ce nouvel environnement médiatique, ce qui constitue une tâche difficile.

Gerry Wall et Michael Geist s’accordent tous les deux pour dire que même si la Loi sur la radiodiffusion doit être mise à jour, l’enjeu réside dans la manière dont cela est accompli.

Gerry Wall ne croit pas que ce soit une bonne idée d’essayer d’intégrer de nouveaux services technologiques dans un cadre conçu pour des moyens de communication plus anciens qui sont fondamentalement différents.

Ce sentiment est partagé par Peter Menzies, chercheur principal à l’Institut Macdonald-Laurier et ancien vice-président du CRTC.

«L’idée derrière le secteur de la radiodiffusion est que le gouvernement autorise les gens à utiliser un bien de la Couronne, dit-il. C’est quelque chose que la Couronne possède ; elle peut établir les règles de son utilisation. La Couronne ne possède pas Internet, mais elle prétend que c’est le cas. »

Dans le monde de la radio, le CRTC a pu obliger les stations à aider à subventionner le contenu canadien en collectant des montants prescrits et en les transférant à des organismes de financement et de subventions comme FACTOR (Foundation to Assist Canadian Talent on Records) et le Fonds de la musique canadienne.

«Ça fonctionne avec un système de licence, précise Gerry Wall. Eh bien, allez-vous octroyer une licence à Spotify ? Comment allez-vous faire cela ? »

Si l’objectif est de garantir que les sociétés de diffusion en continu contribuent à ces subventions, Peter Menzies croit que cela pouvait être fait par d’autres moyens «sans prétendre qu’Internet est un diffuseur».

Peter Menzies et Andrew Forsyth disent que créer des règles du jeu équitables entre les services à la demande et les diffuseurs traditionnels peut être mieux réalisé en imposant une taxe sur les services de diffusion en continu.

«On n’est pas obligé de réglementer Internet. Il faut déterminer les entreprises auprès desquelles on souhaite obtenir de l’argent», commente Peter Menzies.

Andrew Forsyth estime que l’ensemble de la scène musicale canadienne existe parce que la Loi sur la radiodiffusion lui a permis de prospérer. «Le problème, c’est que la bête existe», mentionne-t-il en faisant référence à la loi et à toutes les entreprises commerciales qu’elle a générées. La révision de la loi affectera à son tour le système de financement et de soutien, ajoute-t-il.

« Pour commencer, l’aspect concernant les contenus téléchargés par les utilisateurs ne doit pas faire partie de la loi », propose Michael Geist, car il implique fondamentalement de réglementer le discours des Canadiens.

Selon lui, la loi dans sa forme précédente était trop vague et laissait trop de détails à la décision du CRTC.

Gerry Wall pense que la liste des participants au comité du patrimoine devrait être ouverte afin que les créateurs de contenu numérique puissent faire entendre leur voix dans la discussion. «Je ne pense pas qu’ils n’aient jamais contribué à l’élaboration de cette loi, et ils représentent l’avenir.»

Peter Menzies espère lui aussi que le gouvernement examinera attentivement la situation afin de déterminer ce qu’il veut vraiment obtenir avec cette loi et trouver la meilleure façon d’y parvenir. «Parce que ce n’est pas ce qu’est le projet de loi C-10.»