Cannabis: les entrepreneurs autochtones font face à des obstacles particuliers

AKWESASNE, Qc — Lewis Mitchell, un ancien chef de la police du territoire mohawk d’Akwesasne, ricane quand on lui demande s’il craint de manquer de clients lorsque son premier lot de cannabis sera prêt pour la vente, cet été.

«Non, pas du tout», affirme le président de Seven Leaf, rencontré dans les installations de production de son entreprise situées le long du fleuve Saint-Laurent, à environ 130 kilomètres au sud-ouest de Montréal. Les clients ne proviendront tout simplement pas de sa communauté, du moins pour le moment.

Cela fait six mois que le gouvernement fédéral a légalisé le cannabis à des fins récréatives au Canada, en laissant le soin aux provinces de gérer la vente et la distribution. Les membres des Premières Nations ont sauté dans la mêlée, mais la politique dans les réserves et les problèmes de juridiction ont compliqué la légalisation au sein des communautés autochtones.

Akwesasne en est un exemple frappant.

Le territoire mohawk chevauche les frontières de l’Ontario, du Québec et de l’État de New York. Le Québec a créé un monopole provincial de vente au détail de cannabis et ne délivre pas de licences de vente à des acteurs non étatiques. L’Ontario, de son côté, a plafonné ses licences de vente au détail à 25 et les a distribuées par l’entremise d’un système de loterie. Et la consommation de cannabis à des fins récréatives reste illégale dans l’État de New York.

Depuis la légalisation au Canada en octobre, des boutiques vendant du cannabis sans permis ont vu le jour dans les communautés autochtones de la région de Montréal. À Akwesasne, la police mohawke a mené des perquisitions dans des magasins jugés illégaux par le conseil de bande. À Kanesatake, une communauté mohawke au nord de Montréal, le grand chef Serge Simon a déclaré aux médias qu’il n’avait pas le pouvoir d’empêcher l’ouverture de magasins illicites.

Pas de détaillant autorisé

Le conseil de bande d’Akwesasne aimerait commencer à octroyer des licences à ses propres magasins de détail, mais le grand chef Abram Benedict a expliqué qu’il tentait toujours de trouver un moyen de garantir la sécurité et la légalité du produit vendu.

«Je dirais que le plus gros défi pour la délivrance de licences est la chaîne d’approvisionnement, a-t-il expliqué lors d’une entrevue lundi. Nous n’avons pas encore déterminé où nos revendeurs agréés s’approvisionneraient.»

M. Mitchell, âgé de 62 ans, est président et copropriétaire de Seven Leaf, qui est, selon lui, la première et la seule société de cannabis au Canada appartenant à 100 pour cent à des Autochtones et ayant obtenu un permis de l’agence de santé fédérale. L’entreprise, dit-il, s’est engagée à se conformer à la loi fédérale.

Une partie de son usine de 7560 mètres carrés est autorisée à cultiver du cannabis, tandis que l’autre partie est encore en construction. Quand l’ensemble de l’installation sera opérationnelle, elle pourra employer jusqu’à 120 personnes et produire 12 000 kilos de cannabis par an. Mais pour le moment, il ne pourra pas vendre un seul gramme à son propre peuple sans risquer de perdre son permis.

«Nous ne pouvons vendre nos produits qu’à d’autres vendeurs et producteurs agréés», déplore-t-il. Aucun d’entre eux ne se trouve à Akwesasne. Il espère vendre sa récolte initiale aux agences provinciales du Québec et de l’Ontario et à d’autres acheteurs titulaires d’une licence.

À proximité de l’usine de M. Mitchell se trouve Green Chief Naturals, propriété de Heath Day, un homme de 39 ans. Il vend des produits du tabac et du CBD — la substance non euphorisante du cannabis. Il attend la bénédiction du conseil de bande avant de vendre la forme commune de cannabis contenant du THC — l’ingrédient qui crée l’effet euphorisant.

«C’est la règle de droit sur notre territoire, explique M. Day. Je vais me conformer à cela pour ne pas être perquisitionné. Je veux avoir une relation de travail positive avec le conseil et la communauté.»

Le grand chef Benedict a indiqué que le conseil délivrerait probablement des licences provisoires aux magasins de vente au détail sur le territoire dans les prochains mois, mais les négociations avec le gouvernement fédéral se poursuivent et le problème de l’approvisionnement n’a pas été réglé.

«Nous avons besoin que le gouvernement fédéral reconnaisse notre autorité en matière de licences», a-t-il expliqué. En attendant, les détaillants du territoire ne peuvent pas acheter de cannabis auprès de producteurs agréés par Santé Canada.

La question des taxes

Un autre point de friction dans les discussions avec les fonctionnaires fédéraux concerne les taxes, souligne M. Benoît. Lorsque M. Mitchell vendra son premier lot de cannabis, il devra verser 1 $ par gramme — environ 10 pour cent du prix de détail — au gouvernement fédéral.

«Ce que nous disons, c’est que si le gouvernement fédéral perçoit des taxes, nous voulons un pourcentage de ces taxes, dit M. Benedict. Ou nous pouvons collecter ces taxes au nom (d’Ottawa) et nous assurer qu’une partie est remise au gouvernement fédéral, et qu’une partie profite à la communauté.»

Les divisions internes au sein des communautés constituent un troisième facteur de complication pour l’industrie du cannabis sur les territoires autochtones. «La stigmatisation entourant le cannabis est toujours forte ici», rappelle M. Mitchell.

Une partie du travail en vue d’ouvrir une société de cannabis sur un territoire des Premières Nations consiste à impliquer les membres de la communauté, en particulier les aînés, précise-t-il.

«Nous avons dû éduquer notre conseil, affirme M. Mitchell. Nous avons eu des réunions communautaires, nous avons amené des gens ici. Nous avons beaucoup sensibilisé à la sécurité et à nos exigences en matière de rapports.»

M. Mitchell, qui a pris sa retraite en 2008 après avoir passé dix ans à la tête de la police d’Akwesasne, a révélé que plusieurs autres communautés autochtones avaient visité ses installations, cherchant à imiter ce qu’il avait accompli.

«Nous sommes fiers de créer des emplois pour notre communauté et nous sommes fiers de proposer ce modèle à d’autres Premières Nations, a-t-il dit. Nous devons faire cela correctement.»

Pour M. Day, le retard dans la vente de cannabis a été une bénédiction, car cela a permis aux personnes âgées de la communauté de s’habituer à son entreprise. Au début, les aînés hésitaient à essayer ses produits à base de CBD, mais ils ont changé d’idée.

«Lentement mais sûrement, les aînés sont venus et maintenant nous avons un rabais pour eux, dit-il, fier de son ingéniosité en matière de marketing. C’est le samedi et le lundi. Mais en fait, si tu entres et que tu es une personne âgée, c’est quasiment tous les jours.»