Comment nous souviendrons-nous un jour de la pandémie de COVID-19?

Que ce soit lorsqu’ils ont amassé leurs effets personnels aux côtés de collègues licenciés ou lorsqu’ils se sont fait dire qu’une chirurgie serait retardée, de nombreux Canadiens peuvent identifier le moment précis où ils ont réalisé, l’an dernier, que tout allait changer.

Pour une nouvelle venue au Canada, ce sont les étagères vides de l’épicerie qui lui ont rappelé les pénuries dans son pays d’origine.

Pour une retraitée de Calgary, ça a été le désespoir de savoir que même l’amour d’une mère ne pouvait pas compenser le démantèlement de la routine dont dépend sa fille autiste.

Pour un Canadien en visite à New York, ça a été de voir l’une des plus grandes métropoles du monde se démener sous l’état d’urgence.

Dans notre conscience collective, la crise n’a pas nécessairement commencé lorsque l’Organisation mondiale de la santé a officiellement déclaré la COVID-19 pandémie mondiale, le 11 mars 2020.

Un an plus tard, des spécialistes de la mémoire disent que le début de la pandémie est marqué dans chacun de nos esprits par des révélations personnelles qui ont brisé notre sens du temps en «avant» et «après», façonnant la manière dont nous nous souvenons de la vie telle qu’elle était et telle qu’elle est à présent.

«Nous faisons notre histoire personnelle», a expliqué Peter Graf, professeur de psychologie et chercheur en sciences cognitives à l’Université de la Colombie-Britannique.

«La partie narrative est également importante, d’autant plus que nous la vivons.»

Les psychologues affirment que certains événements qui bouleversent le monde, tels que les attentats terroristes du 11 septembre ou l’assassinat de John F. Kennedy, peuvent évoquer des «souvenirs éclair» dans l’esprit de nombreuses personnes, leur permettant de raconter les circonstances dans lesquelles ils ont reçu la nouvelle en détails quasi photographiques.

Certaines études suggèrent que ces souvenirs sont souvent aussi importants sur le plan émotionnel qu’imprécis.

La crise de la COVID-19 n’entre pas dans ce cadre, cependant, a expliqué M. Graf, car elle ne s’est pas produite comme une catastrophe soudaine.

Une série de gros titres a permis de suivre la propagation du virus à travers le monde au cours des premières semaines de 2020, a-t-il rappelé.

Puis, à un moment donné, la crise est entrée en collision avec nos vies individuelles avec une ampleur qui nous a obligés à faire face à des changements autrefois impensables, a ajouté M. Graf.

La mémoire a tendance à s’accrocher aux nouvelles expériences, a-t-il déclaré, de sorte que les gens ont de puissants souvenirs du moment où ils se sont aperçus que nous étions au bord d’un changement sismique de société.

«Nous nous souvenons toujours du début de grands moments de nos vies», a noté M. Graf. «Ce fut un événement énorme pour chaque personne, quelle que soit la façon dont elle l’a vécu.»

M. Graf pense que nous voyons peut-être les premiers signes de ce que les scientifiques de la mémoire appellent une «bosse de la réminiscence».

Le concept fait généralement référence à la tendance des adultes plus âgés à se souvenir davantage des événements survenus pendant leur adolescence et le début de leur vie d’adulte.

M. Graf a indiqué que les «premières» que nous rencontrons au cours de cette période de passage à l’âge adulte aident à définir notre personne, de sorte que ces souvenirs ont tendance à demeurer avec nous pour le reste de nos vies.

Il a ajouté que d’autres types d’expériences qui changent la vie peuvent également créer des «points de référence» pour ce dont nous nous souvenons, comme des expériences de guerre ou un déménagement dans un nouveau pays.

À long terme, a-t-il dit, il est possible que la pandémie produise une «bosse de réminiscence», alors que nos souvenirs se regrouperont autour des changements radicaux auxquels nous avons été  confrontés.

«Pour tous ceux qui vivent maintenant cette crise de la COVID-19, et en particulier pour les jeunes, ce sera un point de référence dans leur vie.»

Mais M. Graf a indiqué qu’il y avait un autre facteur qui pourrait brouiller nos souvenirs de la crise de la COVID-19: la banalité de la vie en confinement.

De nombreuses occasions et interactions qui bouleversent nos routines sont désormais interdites, a-t-il souligné.

Bien que nous puissions avoir des souvenirs détaillés des perturbations massives de la pandémie, il pourrait être plus difficile pour les gens de se souvenir des spécificités de la vie quotidienne pendant cette période, a-t-il déclaré.

«Cette année apparaîtra dans notre mémoire comme étonnamment longue, malgré le fait que ce dont nous nous souviendrons, c’est qu’il y a eu une année où (…) il n’y avait rien à faire.»

Angela Failler, professeure d’études sur les femmes et le genre à l’Université de Winnipeg, a indiqué que la perspective de se souvenir de la pandémie semble loin, car nous sommes toujours dans une période de pertes et de deuil.

La pandémie de COVID-19 a exacerbé de nombreuses inégalités profondément enracinées dans les communautés marginalisées. Il n’est donc pas surprenant que la crise ait servi de toile de fond à une prise de conscience en retard du racisme systémique, a noté Mme Failler, également titulaire de la Chaire de recherche du Canada en culture et mémoire publique.

«Nous pouvons tracer des lignes à travers les histoires de racisme qui mènent au présent.»

Alors que nous réfléchissons à l’année écoulée, Mme Failler estime que nous ne devrions pas aspirer à un retour à la «normale», mais plutôt imaginer comment cela pourrait être l’occasion de tout changer en mieux.

«Au-delà de l’urgence immédiate, je crains que les personnes dont la vie sera affectée de manière négative ne soient oubliées», craint la professeure.

«Nous savons en fait que ces systèmes ne fonctionnent pas pour beaucoup de gens depuis longtemps. Et il faut une crise comme celle-ci pour potentiellement voir des changements.»