OTTAWA – La rencontre en privé entre l’ex-premier ministre Jean Charest et des commissaires chargés d’étudier le projet d’oléoduc Énergie Est aura finalement fait dérailler le processus. On ignore quand celui-ci se remettra en branle.
Face aux «allégations de partialité» soulevées, et afin de «préserver l’intégrité» de l’Office national de l’énergie (ONÉ), le panel qui avait été mandaté pour examiner le controversé projet énergétique a choisi de se récuser, vendredi.
Les allégations de conflit d’intérêts ont donc coulé les trois commissaires Roland George, Jacques Gauthier et Lyne Mercier. L’ONÉ a néanmoins continué à plaider l’«erreur de bonne foi» de la part des membres en question.
Ce sont les commissaires Gauthier et Mercier, en particulier, qui se sont retrouvés sur la sellette après que le «National Observer» eut révélé qu’ils avaient rencontré Jean Charest alors que celui-ci était consultant pour TransCanada, le promoteur du projet Énergie Est.
Dans sa décision de récusation datée du 9 septembre, Jacques Gauthier assure qu’il n’était pas au courant des liens d’affaires qui unissaient alors l’ancien premier ministre et l’entreprise énergétique albertaine.
La rencontre s’étant tenue en janvier 2015 dans les bureaux montréalais de la firme d’avocats où travaille M. Charest «avait pour but de bien comprendre les attentes des Québécois à l’égard de l’Office, de la sûreté pipelinière et de la protection de l’environnement», a-t-il écrit.
«Cela étant dit, cette rencontre n’aurait jamais eu lieu si nous avions su que M. Charest était alors un consultant pour TransCanada PipeLines Limited, soit l’un des demandeurs», a soutenu le commissaire Gauthier.
«Toutefois, ni M. Charest ni son entourage ne nous ont informés que M. Charest était alors un consultant pour l’un des demandeurs», a-t-il insisté dans la même lettre.
Le porte-parole de l’Association québécoise contre la pollution atmosphérique (AQLPA), l’une des organisations qui avait réclamé ces récusations, n’en croit pas un mot.
«Pantoute», s’est exclamé André Bélisle en entrevue téléphonique.
«On ne peut pas accepter ça. Les médias l’avaient déjà dit. (…) Si nous on le savait, eux devaient le savoir», a-t-il plaidé, se réjouissant tout de même de ce qui représente à ses yeux un «début de bonne nouvelle».
L’ONÉ a aussi annoncé vendredi que le président de l’Office, Peter Watson, et la vice-présidente, Lyne Mercier, se récusaient de «tâches administratives limitées bien précises», comme la constitution d’un nouveau panel.
Les audiences sur Énergie Est ne reprendront pas avant la constitution du nouveau comité, a précisé l’ONÉ, disant souhaiter la nomination de nouveaux membres «chevronnés dans les deux langues officielles» qui «ne prêteront pas flanc à de quelconques allégations de partialité».
L’Office n’a pas été en mesure de préciser combien de temps cela pourrait prendre, signalant au passage que les nominations sont du ressort du gouvernement libéral.
Les mandats des commissaires Gauthier et Mercier avaient été renouvelés de façon préventive par l’ancien gouvernement de Stephen Harper dans les semaines précédant le déclenchement des élections d’octobre 2015.
Le maire de Montréal, Denis Coderre, qui a accueilli avec satisfaction le verdict rendu par l’organisme de réglementation, croit qu’il serait «de mise» que les prochains commissaires soient dotés d’une «sensibilité» pour «avoir un débat qui va couvrir l’ensemble des angles».
«C’est pas strictement des gens qui connaissent les pipelines qui, nécessairement, feraient des bons commissaires», a-t-il argué en point de presse à l’hôtel de ville, réitérant son opposition au projet d’oléoduc.
Le porte-parole de TransCanada, Tim Duboyce, n’a pas souhaité accorder d’entrevue, mais il a signalé dans un courriel que le promoteur du projet avait pris acte de la décision de l’Office.
«Nous attendons impatiemment la suite des séances et de notre dialogue respectueux et constructif avec les Canadiens à propos d’Énergie Est. Le processus d’audiences de l’ONÉ est important pour TransCanada», a-t-il écrit.
De son côté, le ministre fédéral des Ressources naturelles, Jim Carr, qui est actuellement en visite officielle en Inde, a réagi par voie de communiqué.
«Bien qu’il soit regrettable que les circonstances actuelles aient mis un frein à l’examen réglementaire de ce projet, l’indépendance et la neutralité restent des principes fondamentaux pour tous les organismes de réglementation du Canada, dont ceux qui examinent les grands projets comme l’ONÉ», a-t-il déclaré.
En début de journée, à l’occasion d’une conférence téléphonique depuis Mumbai, le ministre Carr disait espérer que les audiences sur Énergie Est reprendraient «aussi rapidement que possible».
Il n’a pas voulu dire si l’ONÉ avait toujours la légitimité et la crédibilité nécessaires pour s’acquitter de son mandat. «Bien, il en a la responsabilité. Et les gens qui se présentent aux audiences ont le droit de s’exprimer, et ils ont le droit de s’exprimer dans un environnement sécuritaire», a-t-il offert.
M. Carr a réitéré que le gouvernement comptait respecter sa promesse électorale de revoir de fond en comble le processus d’évaluation environnementale: «Nous moderniserons l’Office national de l’énergie. (…) Nous souhaitons que l’Office soit ouvert et transparent».
En attendant, un processus intérimaire a été mis en place pour les audiences sur les projets qui font actuellement l’objet d’une évaluation, a-t-il tenu à rappeler.
Ce processus temporaire devrait être interrompu, car le premier ministre Justin Trudeau a lui-même «reconnu que l’ONÉ et les évaluations environnementales sont dysfonctionnels au Canada», a exposé dans un courriel Patrick Bonin, porte-parole de l’organisation environnementale Greenpeace.
«Un projet de pipeline qui serait autorisé suite à un processus d’évaluation qui a été mis en place par (Stephen) Harper ne pourra jamais être considéré comme légitime», a-t-il ajouté.
S’il était approuvé, l’oléoduc Énergie Est transporterait sur 4500 kilomètres environ 1,1 million de barils de pétrole par jour, principalement destiné à l’exportation, des sables bitumineux de l’Alberta vers le Québec et le Nouveau-Brunswick.