LONDRES — Boris Johnson a toujours eu un rapport élastique avec les faits.
La carrière du premier ministre britannique est jonchée de citations embellies, de récits déformés, d’exagérations et de demi-vérités. Quand on le coinçait, il s’excusait en souriant et on changeait de sujet. Des millions de personnes ont toujours été prêtes à passer l’éponge.
Jusqu’à aujourd’hui.
Le public est en furie et plusieurs membres du Parti conservateur demandent sa tête depuis qu’on a appris que M. Johnson et son entourage ont fait la fête pendant que le pays se pliait aux restrictions pandémiques.
Les conservateurs l’ont choisi comme chef un peu parce que son image de rebelle heureux —le gamin de la politique britannique — lui permettait d’entrer facilement en relation avec les électeurs. Plusieurs se demandent maintenant si c’était une bonne idée.
«Ses partisans diraient que c’est une force de la nature, il ne laisse rien se mettre en travers de son chemin, a dit Steven Fielding, un politologue de l’Université de Nottingham.
«On l’a parfois coincé, mais essentiellement il s’en est bien tiré, a-t-il ajouté. Maintenant, la réalité devient claire pour de plus en plus de gens.»
M. Johnson a souvent exploité son éloquence pour se sortir du pétrin. Formé à Oxford, le politicien utilise le langage pour projeter l’image d’un clown aux vêtements froissés, aux cheveux en bataille, qui ne se prend pas vraiment au sérieux. Il multiplie les boutades et les blagues, parfois en latin ou en grec ancien.
Cela fait de lui un invité très populaire à la télévision britannique depuis la fin des années 1990. Ça lui a aussi valu une renommée internationale comme maire de Londres entre 2008 et 2016.
Plusieurs croyaient qu’un poids plume comme lui ne deviendrait jamais premier ministre, et M. Johnson ne les a pas contredits. Il a camouflé ses ambitions derrière un mur d’humour, déclarant qu’il avait autant de chances d’être élu premier ministre que de «trouver Elvis sur Mars» ou «d’être réincarné comme olive».
Dans les faits, il rêvait depuis longtemps au pouvoir. Sa sœur, Rachel Johnson, a dit qu’enfant, il voulait revenir «roi du monde». Mais sa route jusqu’au sommet a été jalonnée d’erreurs.
Jeune journaliste au Times of London, il a attribué une citation inventée au sujet du roi Édouard II à un historien qui était aussi son parrain. Il a été viré, mais cela ne l’a pas empêché d’être embauché comme correspondant à Bruxelles par le Daily Telegraph au début des années 1990. Il a alors multiplié les histoires exagérées concernant la bureaucratie et le gaspillage de l’Union européenne.
Ces «Euromythes», des condoms à taille unique à une interdiction des bananes recourbées, ont aidé à retourner l’opinion publique britannique contre le bloc. Des années plus tard, M. Johnson s’est retrouvé à la tête du mouvement qui a vu le Royaume-Uni claquer la porte de l’Union européenne.
La victoire référendaire du Brexit, en 2016, s’appuyait sur plusieurs affirmations douteuses, comme celle — souvent répétée par M. Johnson — que le Royaume-Uni donnait à l’UE chaque semaine 350 millions de livres qui pourraient plutôt être consacrées aux services de santé.
La carrière politique de M. Johnson a encaissé une première claque en 2014 quand l’ancien chef conservateur Michael Howard l’a renvoyé pour avoir menti au sujet d’une aventure extra-conjugale. Un mois plus tôt, M. Howard l’avait obligé à s’excuser pour avoir dit que les résidants de Liverpool se vautraient dans leur rôle de victimes.
Ses adversaires prétendent de longue date que la faible maîtrise des faits de M. Johnson — et son histoire de commentaires publics insultants — le disqualifiaient d’hériter de grandes responsabilités. Au fil des ans, il a traité les habitants de la Papouasie-Nouvelle-Guinée de cannibales; prétendu que Barack Obama, qui est «partiellement kényan», a un dédain ancestral du Royaume-Uni; et comparé les femmes musulmanes voilées à des «boîtes aux lettres».
M. Johnson s’est habituellement défendu en prétendant qu’il blaguait, ou en accusant les journalistes de déterrer d’anciennes citations. Attaquer les médias et les «avocats gauchistes de Londres» est une vieille tactique populiste de M. Johnson.
Ses alliés craignent toutefois que le vent n’ait maintenant tourné. M. Johnson s’est excusé pour les fêtes organisées pendant le confinement avec des communiqués étonnamment soignés et polis. Il n’a pas admis ses torts, prétendant plutôt qu’il croyait respecter les règles.
Mais plusieurs Britanniques qui se sont pliés aux règles gouvernementales — sans accès à leurs proches, incapables de visiter leurs parents malades — rient des excuses de M. Johnson, notamment quand il affirme qu’il pensait qu’une fête «amenez votre propre alcool» était un événement professionnel.
Le sondeur Chris Curtis, de la firme Opinium Research, prévient que la confiance du public envers le premier ministre s’est effondrée et que son taux d’approbation est maintenant catastrophique.
«Ça a toujours été vrai que le public aurait aimé prendre un verre avec Boris Johnson, mais qu’on ne lui ferait pas nécessairement confiance pour garder les enfants, a dit M. Curtis. Mais avec cette crise, les gens seraient moins intéressés à prendre un verre avec lui et on ne lui ferait vraiment pas confiance pour garder les enfants.»
Une fonctionnaire de haut rang, Sue Gray, doit compléter son enquête sur les allégations de fête la semaine prochaine. Si elle conclut que M. Johnson n’a pas intentionnellement enfreint les règles, les législateurs conservateurs pourraient hésiter à essayer de le détrôner.
Mais même si cette crise s’estompe, l’étoile de M. Johnson est ternie à jamais, croit le professeur Fielding.
«Ça va passer, mais selon moi pas au point où il sera un leader viable pour le Parti conservateur en vue des prochaines élections, a-t-il dit. C’est fini pour lui.»