Ingérence étrangère: David Johnston tranche en défaveur d’une enquête publique

OTTAWA — Le rapporteur spécial sur l’ingérence étrangère, David Johnston, ne recommande pas d’enquête publique indépendante pour donner suite aux allégations d’activités menées par la Chine, qui défraient la manchette depuis des mois.

L’ancien gouverneur général avoue, dans son rapport fort attendu publié mardi, qu’il a commencé son mandat avec la «tendance à penser» qu’il trancherait plutôt en faveur d’une commission avec tous les pouvoirs prévus par la Loi sur les enquêtes, comme celle qu’a récemment conclue le juge Paul Rouleau. Il soutient que son travail des derniers mois l’a toutefois convaincu du contraire.

«À mon avis, il est peu probable qu’une personne chargée d’une enquête publique en apprenne davantage sur la situation (…) que par les renseignements mis à ma disposition. La répétition de cet effort ne serait pas productive et retarderait la résolution des problèmes», a écrit M. Johnston en donnant aussi comme raison le caractère sensible de documents et d’informations sur la sécurité nationale.

Celui qui avait jusqu’à mardi pour déterminer si l’enquête publique réclamée par de nombreuses personnes était nécessaire n’en arrive pas moins à la conclusion qu’il y a de «graves lacunes» dans la façon dont les informations de renseignement sont communiquées au sein de l’appareil gouvernemental.Il ne fait pas de doute à ses yeux que le système de défense canadien contre l’ingérence doit être amélioré.

«C’est loin (de nous positionner) où on devrait être et c’est insuffisant parce que l’ingérence étrangère est grandissante, pernicieuse et agressive et ce n’est pas facile d’y faire face», a résumé le rapporteur spécial en point de presse.

M. Johnston a donc annoncé qu’il tiendra  des audiences publiques sur ces questions durant les cinq mois qu’il reste à son mandat. Il compte entendre des Canadiens touchés par les activités d’ingérence, comme des membres de la communauté sino-canadienne, ainsi que des experts en renseignement. Ce «processus public» ne se penchera pas sur les «incidents relevés dans les documents qui ont fait l’objet d’une fuite» médiatique.

Des «malentendus» causés par les médias

M. Johnston soutient d’ailleurs avoir conclu à des «malentendus» découlant des reportages du réseau Global et du quotidien «The Globe and Mail» après avoir examiné nombre de documents de renseignement. Selon lui, la situation dépeinte par le portrait d’ensemble qu’il a eu est moins grave et parfois différente de ce qui a pu être sous-entendu dans ces médias qui ont cité des éléments de renseignement ponctuels sans fournir, à son avis, un contexte plus large nécessaire.

Le rapporteur spécial mentionne que des consommateurs réguliers de renseignement savent prendre chaque «petit bout» d’information avec «scepticisme» pour lui donner un sens dans un tout, mais que cela est difficile si l’on n’est pas familier.

«Ce que les organismes canadiens de sécurité nationale et de renseignement comprennent des activités d’ingérence étrangère visant le Canada ne repose pas sur des bouts de renseignements, mais sur la lente accumulation et la superposition de renseignements au fil des ans. Il est extrêmement difficile de tirer des conclusions en se fondant sur des bouts de renseignements», a-t-il fait valoir.

Par exemple, le réseau Global avait rapporté, en citant des sources anonymes venant du milieu du renseignement, que le premier ministre a été averti d’un vaste effort allégué d’ingérence chinoise dans la campagne électorale de 2019, notamment par des fonds qui auraient été touchés par au moins 11 candidats.

Selon M. Jonhston, «la (République populaire de Chine) a utilisé des mandataires et a tenté d’influencer de nombreux candidats libéraux et conservateurs de différentes manières subtiles», mais «rien ne permet de conclure que les 11 candidats travaillaient ou travaillent de concert (c’est-à-dire comme un «réseau») ou qu’ils comprenaient les intentions des mandataires».

M. Johnston revient aussi sur les révélations que le député conservateur Michael Chong et des membres de sa famille demeurant à Hong Kong ont été visés par une opération visant à les intimider.

Le premier ministre Justin Trudeau a indiqué ne pas en avoir été informé, de même que le ministre de la Sécurité publique, Marco Mendicino. M. Johnston conclut que c’est «en raison d’importants problèmes de communication» entre la communauté du renseignement et les ministères, entre autres «dédales». De façon générale, il estime que le gouvernement fédéral n’a pas négligé d’agir en connaissance de cause.

«Le système actuel où des cahiers volumineux non identifiés sont envoyés et personne n’est nommé responsable de lire ces cahiers ou d’y répondre ne fonctionne plus de nos jours, alors que les relations internationales sont en jeu et que l’on fait face à des menaces, notamment parce que l’ingérence étrangère évolue rapidement, contrairement aux rouages du gouvernement», a décrit M. Johnston dans son rapport.

Toujours des appels à une enquête publique 

Les conclusions de l’ex-gouverneur général ont été loin de calmer les appels des partis d’opposition à la tenue d’une enquête publique.

«Il reste des questions sans réponse qui pourraient être abordées sans atteindre à la sécurité nationale, dans le cadre d’une enquête publique», a déclaré le chef néo-démocrate Jagmeet Singh par communiqué, faisant valoir que le commissaire Rouleau avait abordé des questions sensibles durant son enquête sur le recours à la Loi sur les mesures d’urgence.

M. Trudeau ne semble pas près de plier à la demande. «Je me suis engagé à écouter très attentivement et respecter les recommandations de l’ex-gouverneur général (…) et nous suivrons (celles-ci)» a-t-il répondu quand un journaliste lui a fait remarquer qu’il peut en déclencher une commission d’enquête de son propre chef.

Pour les conservateurs et bloquistes, qui remettent en question l’impartialité de M. Johnston depuis sa nomination, la conclusion de son rapport est la preuve qu’ils avaient raison. Ils lui reprochent d’être trop près de la famille du premier ministre et d’être membre de la fondation Pierre Elliott Trudeau.

«Ce rapport a été truqué dès le départ et n’a aucune crédibilité. David Johnston, (…) un ami de la famille de Justin Trudeau, s’est vu confier un faux travail par le premier ministre et a été chargé de balayer la dissimulation de Trudeau sous le tapis», a réagi le chef conservateur Pierre Poilievre par écrit.

M. Johnston a déploré des «accusations sans fondements» et «troublantes».  Il a indiqué que sa famille et celle du premier ministre avaient fait du ski ensemble, dans les Laurentides, à environ cinq occasions quand M. Trudeau, ses frères et les enfants de M. Johnston avaient entre sept et 12 ans.

Il a relevé avoir plus tard croisé le premier ministre alors qu’il était parmi les «20 000 étudiants» de McGill et qu’il en était recteur. Ensuite, les 40 années suivantes, il a affirmé n’avoir eu aucun contact direct avec le premier ministre qui soit amical, précisant aussi qu’il n’a jamais été en position décisionnelle à la Fondation Pierre Elliott Trudeau.

Le leader parlementaire bloquiste, Alain Therrien, a dit avoir «de gros doutes». Il a clair à ses yeux que M. Johnston mène «une campagne pour protéger et dire que le premier ministre et les ministres n’ont rien à se reprocher».

Des députés de tous les partis qui siègent au Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (CPSNR) pourront passer en revue les conclusions de M. Johnston et consulter les documents classifiés qui les sous-tendent. Le CPSNR travaille à huis clos et ses membres, dotés d’une cote de sécurité «très secret», sont tous astreints au secret à perpétuité.

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