OTTAWA — Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, souhaite que le «rapporteur spécial et indépendant» qui sera chargé de se pencher sur les allégations d’ingérence étrangère soit nommé avec l’accord des leaders de tous les partis ou de la Chambre des communes et que celui-ci soit enclin à opter pour l’enquête publique.
«Je suis d’accord, à la condition que le mandat soit d’emblée que l’enquête soit publique et qu’il soit désigné par le Parlement, sinon on n’est pas d’accord avec ça», a dit mardi M. Blanchet lors d’un point de presse.
Selon lui, le premier ministre Justin Trudeau tente d’éviter la tenue de l’enquête publique réclamée à l’unisson dans les rangs de l’opposition à Ottawa.
M. Trudeau a annoncé lundi qu’il laissera le soin à un «éminent Canadien» qui sera bientôt nommé de déterminer quelle est la meilleure étape pour la suite des choses. Il s’est engagé à consulter les autres partis que le sien pour choisir la bonne personne, mais il n’a pas précisé si la candidature serait soumise à un vote des députés, par exemple.
Or, M. Blanchet craint que le premier ministre consulte les oppositions «de façon factice comme il l’a fait dans le passé», puisqu’ultimement c’est lui qui aura le dernier mot. «Je pourrais vous demander si je devrais mettre une cravate bleue ou rouge ce matin, vous pourriez me suggérer une rouge et je mettrais peut-être une bleue quand même», a illustré le chef bloquiste.
«Ne sabordez pas la crédibilité de votre propre rapporteur en le désignant vous-même de façon privée et fermée dans votre cabinet. Soumettez le choix aux élus du Parlement», a-t-il imploré.
Questionné mardi sur la façon dont il comptait s’y prendre pour demander l’avis des autres formations politiques, M. Trudeau n’a pas fourni de détails.
«Nous sommes ouverts à toute suggestion que les partis d’opposition vont nous partager en termes de noms (de personnes) qualifiées, éminentes et indépendantes qui pourraient aller de l’avant et nous allons nous assurer que la personne choisie soit la bonne», a-t-il offert comme réponse au cours d’un point de presse à Kingston.
Camoufler la vérité?
Un peu plus tôt, le chef conservateur, Pierre Poilievre, a balayé du revers de la main la pertinence d’un rapporteur spécial. Selon lui, il s’agit d’une tactique des libéraux pour camoufler une affaire d’ingérence.
«(M. Trudeau) veut un processus qui est secret et contrôlé,a-t-il tranché. Secret parce qu’il veut que ce soit dans les comités qui entendent (des) preuves secrètes, des témoignages secrets et des résultats secrets. Contrôlé parce que c’est son bureau qui est en charge de déterminer ce qui peut être dans tous les rapports de ce comité.»
M. Poilievre faisait alors référence au fait que le premier ministre a demandé aux responsables du Comité des parlementaires sur la sécurité nationale et le renseignement (CPSNR) et de l’Office de surveillance des activités en matière de sécurité nationale et de renseignement (OSSNR) «d’entreprendre des démarches de toute urgence» dans le dossier de l’ingérence étrangère.
Le leader de l’opposition officielle a, en outre, dit ne pas avoir confiance que le rapporteur spécial que nommera M. Trudeau sera indépendant.
«On sait tous que ce sera quelqu’un lié à lui (ou) aux libéraux, choisi pour protéger l’establishment libéral», a-t-il affirmé.
Durant la période des questions, le député bloquiste René Villemure a aussi exprimé des doutes sur la réelle indépendance du futur rapporteur spécial. «Ce rapporteur sera peut-être spécial, mais qui peut croire qu’il sera indépendant?», a-t-il lancé dans un jeu de mots évident.
M. Poilievre a aussi usé d’humour, durant la joute oratoire, pour tailler en pièces la proposition libérale. «Il y aura quelque chose appelé »un rapporteur ». Un faux nouveau poste qu’ils ont inventé. Un rapporteur! Est-ce que ça vient avec un costume?», a-t-il ironisé.
Trudeau contre-attaque
Pour le premier ministre, M. Poilievre «tombe dans le piège» d’affaiblir la confiance des Canadiens dans les institutions démocratiques en faisant des «accusations partisanes», ce que ne font pas des «leaders responsables».
Le chef conservateur, a dit M. Trudeau, s’opposait déjà «directement et agressivement» lorsqu’il faisait partie du gouvernement conservateur de Stephen Harper à ce que des élus prêtent serment et se voient accorder une habilitation de sécurité de niveau leur permettant d’examiner le travail des spécialistes du renseignement, comme le fait le CPSNR.
«M. Poilievre continue de présenter une image fausse et d’attaquer cet important organe de surveillance qui s’inspire de ce que les démocraties du monde entier font pour assurer la sécurité de leurs citoyens», a-t-il reproché.
Le leader néo-démocrate Jagmeet Singh a quant à lui dit être à l’aise avec la nomination par le premier ministre d’un rapporteur spécial. Le critère d’indépendance sera atteint avec la nomination du rapporteur, a dit M. Singh, ajoutant du même souffle qu’il craint que celui de transparence ne le soit pas. Il a cependant refusé de dire comment il réagirait si le rapporteur conclut qu’une enquête publique n’est pas la voie à suivre. «C’est une question hypothétique», a-t-il répété.
Les libéraux font face à une pression grandissante pour déclencher une commission d’enquête visant à éclaircir les questions soulevées par des allégations de tentatives d’ingérence chinoise au cours des deux dernières élections fédérales, en 2019 et 2021.
Les appels en ce sens ont été exprimés par les partis d’opposition, mais ceux-ci sont aussi venus d’ailleurs. D’anciens conseillers du premier ministre, comme Gerald Butts, ont dit au «Globe and Mail» que cela était nécessaire. Un ex-directeur général des élections a fait de même.
Morris Rosenberg, cet ancien haut fonctionnaire qui a produit un rapport d’évaluation sur le protocole conçu pour informer les Canadiens en cas de menaces à l’élection fédérale de 2021, a aussi déclaré sur les ondes de CTV que l’option d’une commission d’enquête devrait selon lui être sur la table.
Des experts entendus devant le Comité permanent de la procédure et des affaires de la Chambre ont soulevé la même problématique et affirmé qu’une enquête publique et indépendante se heurterait aux mêmes limites que l’étude parlementaire actuelle.
Une série de reportages du réseau Global et du quotidien «The Globe and Mail» publiés au cours des dernières semaines ont détaillé des tentatives d’ingérence orchestrées par la Chine au cours des deux dernières campagnes électorales fédérales.
Ces allégations, évoquées dans des fuites anonymes aux médias provenant de sources dans des agences canadiennes de sécurité, portent à croire que Pékin voulait s’assurer de la réélection des libéraux de Justin Trudeau – à la tête d’un gouvernement minoritaire – aux dépens des conservateurs. Les reportages rapportent que, pour ce faire, des consulats ont été pressés de mobiliser des membres de la communauté sinocanadienne.