MONTRÉAL — La major-général Jennie Carignan s’était «préparée au pire» avant de devenir la première femme, en novembre 2019, à commander une force de combat multinationale de l’OTAN en Irak, mais elle n’avait pas imaginé à quel point cette mission serait complexe.
Invitée par le Conseil des relations internationales de Montréal (CORIM) à raconter son expérience en visioconférence, mardi, Mme Carignan a reconnu que cette préparation au pire l’avait bien servie «parce que c’est certain que les choses ne se sont pas déroulées comme je pensais que ça allait se passer».
Son séjour a notamment été marqué par une escalade de tension très rapide entre les États-Unis et l’Iran, conflit qui s’est transporté dans la capitale irakienne, Bagdad, lorsque des milices pro-iraniennes ont pris d’assaut l’ambassade américaine le 31 décembre 2019.
«J’étais debout sur le toit de mon quartier général et je voyais la fumée monter de l’ambassade américaine, qui était juste de l’autre côté de la rue, de notre camp.»
Pandémie: pas dans le manuel militaire
Puis il y a eu la pandémie, un événement pour lequel il n’y avait pas d’instructions dans les manuels militaires.
«J’ai traité la pandémie comme une menace, comme on traite une menace aux Forces. C’était une menace externe face à laquelle il fallait changer notre posture, adopter des mesures de protection, etc.»
La général Carignan ne se faisait pas d’illusions face à ce nouvel ennemi.
«J’ai présumé d’emblée que j’allais avoir des victimes, parce que je ne pouvais pas arrêter d’opérer et fermer la mission. Il fallait constamment que je balance entre la menace du virus et celle du feu indirect parce qu’on se faisait bombarder régulièrement.»
Au printemps 2020, durant les mois de mars et avril, les tirs de roquettes entre factions — et contre la force de l’OTAN — étaient devenus tellement intenses, qu’elle a dû cantonner ses troupes dans des édifices dont le nombre était limité, provoquant une proximité qui mettait le personnel à risque de l’autre ennemi, viral celui-là. Elle n’a pas eu d’autre choix que de repenser le déploiement.
«J’ai renvoyé du monde à la maison, j’ai réduit le nombre de troupes pour être capable de parer et à la menace de roquettes et à la menace du virus en même temps.»
Son équipe a eu ses inévitables premiers cas de COVID au mois de septembre, malgré des précautions multiples, et «il a fallu encore une fois réajuster notre posture», raconte-t-elle.
«Il fallait constamment que je me batte contre moi-même pendant cette période: on n’aime pas rapporter qu’on a des cas de COVID parce qu’on est supposés être opérationnels tout le temps. Mais j’ai fait le contraire. J’ai mis autant de monde que possible en quarantaine, je suis allée plus large que je devais (…) pour justement arrêter la propagation du virus.»
La tactique a fonctionné. Malgré une montée rapide du nombre de cas, au bout d’un mois il n’y en avait plus un seul.
Une femme dans un monde d’hommes
Enfin, un autre combat beaucoup plus subtil — pour lequel ses 33 ans de carrière l’avaient bien préparée cette fois — s’est présenté en cours de route: être femme et grande patronne dans un monde d’hommes.
«On se bat beaucoup contre les perceptions, des stéréotypes qui sont bien ancrés. C’est toujours là», reconnaît-elle. Elle note diplomatiquement qu’il y a «des variations dans l’état de développement et de ce qui est possible pour les femmes dans divers endroits au sein de l’OTAN et surtout par notre nation hôte, l’Irak.»
Bien qu’il y ait des femmes déployées dans des missions de l’OTAN, leur «représentation est relativement petite». Et elle dû marteler ce point parmi les colonels irakiens.
«J’avais beaucoup de colonels agissant comme conseillers au ministère de la Défense des Irakiens. Il n’y a rien de mieux que de montrer l’exemple. Des colonels femmes, j’en ai vu seulement une durant mon mandat.»
Et pourtant, dit-elle, «on oublie souvent l’implication dans le passé, surtout en Europe. Les femmes ont été grandement impliquées dans la résistance, dans les mouvements partisans et c’étaient des combats sanglants dans lesquels elles ont été impliquées, mais c’est comme si on avait oublié cette partie de la contribution des femmes. Quand on tombe dans un état de paix, les choses retournent comme elles étaient avant, donc les femmes sont démobilisées et on oublie la contribution qu’elles ont faite à la défense et à leur pays.»
L’Irak et la démocratie
La question de l’égalité des femmes dépasse évidemment largement leur contribution militaire et Jennie Carignan ne s’est pas gênée pour le rappeler aux dirigeants irakiens.
«Je leur ai dit que c’est aussi un dossier qui est important pour l’OTAN et que ce sont des valeurs démocratiques qui sont extrêmement importantes. On ne transformera pas ça en dedans d’une année, mais il faut qu’il y ait du progrès à travers tout ça et on va vous aider. (…) Il faut être clair dans ce qu’on offre. Si c’est un modèle démocratique de l’Ouest, vous avez votre part à faire de votre côté pour que ça arrive. Et moi je rapporte sur votre progrès», a-t-elle avisé généraux et ministres irakiens.
En contrepartie, les différences à aplanir ne peuvent se faire que lorsque les parties partent d’un espace où elles se rejoignent.
«Il faut se concentrer sur ce qu’on a en commun. Il faut garder nos jugements un peu en suspens. On est vite à juger les autres, mais quand on se promène dans les couloirs du ministère de la Défense irakien, j’ai trouvé qu’on avait beaucoup de choses en commun et qu’on devait faire face aux mêmes genres de défis.»
Cela ne l’a pas empêchée de mettre cartes sur table.
«Vous avez demandé à l’OTAN de venir ici pour vous aider à rebâtir votre force militaire. Ce que j’ai à vous offrir, c’est un modèle de l’Ouest qui est intégré à l’intérieur d’un système démocratique et c’est ce que je vais vous offrir. Si vous voulez un autre modèle, il faut que vous alliez voir ailleurs. Vous avez une part de responsabilité ici d’écouter ce qu’on vous dit et si vous ne voulez pas répondre ou si on ne travaille pas en partenariat avec ça, ça ne nous donne rien de rester ici.»