MONTRÉAL — Le premier témoin au procès de Gilbert Rozon pour viol a été la plaignante: dans une salle de cour du palais de justice de Montréal, elle a relaté une soirée qui s’est passée il y a 40 ans, décrivant s’être réveillée le lendemain matin, l’accusé sur elle, «déterminé» à avoir des relations sexuelles.
«Quarante ans plus tard, j’y pense, je suis encore en colère», a-t-elle déclaré mardi.
Le fondateur de Juste pour rire subit cette semaine son procès pour viol et attentat à la pudeur. Ces deux chefs d’accusation ont été portés en vertu du Code criminel en vigueur en 1980, ce qui explique leur libellé: le crime de viol n’existe plus de nos jours sous cette appellation.
Au terme de la première de quatre journées de procès, l’homme de 65 ans a indiqué aux journalistes qu’il allait témoigner pour sa propre défense.
Comme tous les accusés, il est présumé innocent jusqu’à preuve du contraire.
En matinée, quelques femmes arborant un masque sur lequel il était écrit #Metoo s’étaient positionnées aux abords de la salle de cour et l’accusé a dû passer devant elles, accompagné de ses proches, pour se rendre à son procès.
Le témoignage
Pour débuter sa preuve, le procureur de la Couronne, Me Bruno Ménard, a fait témoigner la plaignante, qui ne peut être identifiée.
Toute vêtue de noir, sauf pour un foulard coloré, la femme s’est approchée de la barre des témoins.
Me Ménard lui a demandé d’identifier l’accusé. Elle s’est alors retournée vers Gilbert Rozon, assis dans la première rangée de bancs, et l’a fixé d’un regard dur.
Alors qu’elle entamait son récit, il a pris une grande respiration.
Pour la première fois, la femme a raconté publiquement cette soirée qui s’est déroulée dans les Laurentides, en 1980.
À l’époque, âgée de 20 ans, elle travaillait dans une station de radio pendant ses études au cégep et c’est là qu’elle a rencontré l’accusé, âgé de 25 ans.
Il l’a invitée à sortir après le travail, et ils sont allés à la populaire discothèque «le Copacabana». Elle y a bu deux verres d’alcool. «Une soirée plutôt neutre», dit-elle, alors qu’elle n’avait pas senti d’intérêt d’un côté comme de l’autre. L’accusé devait la reconduire chez ses parents, où elle habitait. Dans la voiture, il lui a proposé de faire «du necking». La femme alors âgée de 20 ans a dit non, jugeant cela bizarre de s’embrasser dans une voiture. «On n’a pas 15 ans», a-t-elle expliqué.
En chemin, il a mentionné qu’il devait aller chercher des documents chez sa secrétaire, à Saint-Sauveur. Arrêtés devant une maison, Gilbert Rozon lui a dit d’entrer, pour l’attendre. Elle s’est assise sur un divan, pendant qu’il vaquait à une tâche quelconque.
En revenant, il «s’est jeté sur moi pour m’embrasser, en me mettant la main sur le décolleté», a-t-elle relaté. Un bouton de sa chemise a sauté.
Elle lui a dit d’arrêter. Ils se sont bataillés et «ont roulé par terre». Il a alors mis sa main sous sa jupe, tentant de retirer ses sous-vêtements. Il a fini par arrêter car elle se débattait, explique-t-elle, s’étant même servie de ses talons pour le repousser.
Après, l’accusé a refusé de la reconduire chez elle, prétextant être trop fatigué. Il lui a indiqué une chambre, l’invitant à y dormir. Elle ne voulait pas appeler son père en plein milieu de la nuit pour qu’il vienne la chercher — j’allais «écoper», dit-elle — ajoutant qu’il était habituel pour les jeunes des Laurentides de dormir ailleurs après des soirées, vu la distance entre les villes et l’absence d’autobus.
Et puis, pour elle, la situation était claire: elle avait dit non dans la voiture, non à nouveau dans la maison, et ils s’étaient bagarrés: «c’était réglé», jugeait-elle.
Témoignant de façon calme et posée, avec aplomb, elle a raconté à la juge Mélanie Hébert de la Cour du Québec qu’elle s’est ensuite réveillée au matin: «Il était sur moi, déterminé».
«Je me souviens de l’oppression», a-t-elle ajouté, admettant de ne pas se souvenir de tous les détails avec précision, ni les mots exacts prononcés.
«Mais je me souviens de la fenêtre, qui était à droite du lit, parce que c’est ce que je regardais», durant la pénétration.
«C’est pas consenti, c’est juste trop, j’ai pas la force. C’est « grouille-toi, qu’on en finisse »», a-t-elle dit pour expliquer comment elle se sentait, en respirant fort.
Elle a porté plainte à la police quand les allégations d’inconduites sexuelles et d’agressions sexuelles contre Gilbert Rozon ont commencé à déferler dans les médias en 2017. Des 14 plaintes faites à la police contre Gilbert Rozon durant cette période, la Couronne n’a retenu que la sienne.
Elle était au travail et lisait les articles en ligne. Rentrée à la maison, elle dit avoir vu sa fille sur le divan. Âgée de 18 ans, elle avait à peu le même âge qu’elle lors de la soirée au Copacabana. Et elle a pris sa décision de dénoncer.
«Je veux que ma fille vive dans un monde où ça n’arrive pas.»
Le contre-interrogatoire
Le contre-interrogatoire de la plaignante, mené par Me Isabel Schurman, a laissé entrevoir certaines choses que la défense pourrait tenter de démontrer.
L’avocate a notamment demandé à la plaignante si ce n’était pas plutôt elle qui est montée le lendemain matin dans la mezzanine de la maison, pour aller rejoindre Gilbert Rozon dans son lit.
Le corps de la femme a été secoué, comme par une décharge électrique.
«Non. Impossible. Non. Ce n’est pas arrivé», a-t-elle répondu, catégorique.
Me Schurman a aussi posé des questions sur son choix de rester là pour la nuit, plutôt que de prendre un taxi, dormir à l’hôtel ou appeler son père pour rentrer chez elle. Elle tente aussi de dégager des contradictions entre son témoignage à la Cour mardi et des déclarations antérieures faites aux policiers, ainsi que les mots utilisés: la plaignante a avoué ne pouvoir se rappeler ses paroles de l’époque avec précision.
«J’ai passé 40 ans à enterrer ça dans un tiroir» pour ne pas y penser, a-t-elle dit. Les mots ne sont peut-être pas ceux prononcés à l’époque, mais ils reflètent ses intentions et ce qu’elle a exprimé à ce moment-là, a-t-elle ajouté.
Son contre-interrogatoire va se poursuivre mercredi matin.