Le ministre Mendicino avait de sérieuses craintes concernant le blocus à Coutts

OTTAWA — Le soir qui a précédé la décision historique du gouvernement fédéral d’invoquer la Loi sur les mesures d’urgence, la commissaire de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) a écrit un courriel au cabinet du ministre de la Sécurité publique, qui comprenait une mise en garde.

Brenda Lucki a alors écrit que la police n’avait pas épuisé «tous les outils disponibles» pour faire face aux manifestations qui avaient bloqué le centre-ville d’Ottawa et des passages frontaliers au pays.

Mais le ministre Marco Mendicino a soutenu mardi à la commission Rouleau que la commissaire Lucki ne lui en avait jamais parlé directement.

En tant que ministre responsable de la Sécurité publique, c’est M. Mendicino qui a pris l’initiative de la réponse du gouvernement fédéral à la manifestation du «convoi de la liberté» l’hiver dernier.

Le ministre a indiqué mardi que lors d’un appel privé avant une réunion historique du cabinet, le 13 février, Mme Lucki avait exprimé «de très graves inquiétudes» concernant le blocus au poste frontalier de Coutts, en Alberta.

«Elle m’a souligné que la situation à Coutts impliquait un noyau dur d’individus armés jusqu’aux dents, avec des armes à feu mortelles, qui étaient prêts à tout pour la cause, a déclaré M. Mendicino devant la Commission sur l’état d’urgence. Ce fut un moment décisif pour moi.»

Sur la base de cette conversation, le ministre estime qu’il «n’aurait pu tirer aucune autre conclusion» que d’appuyer le recours à la Loi sur les mesures d’urgence. Le cabinet s’est réuni plus tard dans la soirée du 13 février et le lendemain, le premier ministre Justin Trudeau a déclaré un état d’urgence fédérale.

M. Mendicino a déclaré mardi qu’il ne croyait pas que les informations contenues dans le courriel de Mme Lucki n’aient jamais été soulevées lors de cette réunion du cabinet.

La commission, présidée par le juge Paul Rouleau, doit déterminer s’il était justifié, pour le gouvernement, d’invoquer cette Loi sur les mesures d’urgence l’hiver dernier pour mettre fin aux blocages des manifestants. Cette loi d’exception n’avait jamais été invoquée depuis son adoption en 1988 pour remplacer la Loi sur les mesures de guerre.

Une enquête formelle est requise chaque fois que la loi d’exception est utilisée pour accorder des pouvoirs extraordinaires à la police, aux gouvernements et aux institutions financières.

La GRC avait pu arrêter plusieurs manifestants à Coutts et mettre fin au blocus sans utiliser les pouvoirs supplémentaires de la Loi sur les mesures d’urgence.

Des ministres craignaient pour leur sécurité

Par ailleurs, avant même que des centaines de semi-remorques et des milliers de manifestants n’arrivent sur la colline du Parlement, le ministre Mendicino pensait que la manifestation avait le potentiel d’être violente, bien que la GRC l’ait informé que «la majorité des informations» montraient que les organisateurs prévoyaient un événement pacifique.

Le ministre a expliqué mardi qu’il estimait que des vidéos comme celle publiée par l’organisateur Pat King, qui parlait d’une manifestation qui se terminait par des balles, étaient un «signal d’intention».

«Plusieurs milliers de Canadiens qui ont participé à ces manifestations et au blocus étaient là à des fins tout à fait légitimes et légales, mais certains étaient prêts à devenir violents», a déclaré M. Mendicino.

Plusieurs ministres du cabinet fédéral, dont Dominic LeBlanc, s’inquiétaient par ailleurs pour leur sécurité personnelle dès le début de la manifestation à Ottawa, parce que certains manifestants avaient évoqué sur les médias sociaux l’idée de cibler leur résidence.

Les notes d’une séance d’information ministérielle du 26 janvier, avant l’arrivée du convoi à Ottawa, indiquent que la GRC était au courant que des manifestants tentaient de recueillir les adresses personnelles de députés, y compris du premier ministre.

M. Mendicino a affirmé mardi devant la commission Rouleau que la GRC avait renforcé la sécurité personnelle autour de plusieurs ministres et de l’administratrice en chef de la santé publique du Canada, la docteure Theresa Tam.

Alors que les manifestations se multipliaient dans les jours et les semaines suivantes à Ottawa, aux assemblées législatives provinciales et à plusieurs postes frontaliers, M. Mendicino a déclaré mardi que la situation était «sur le point d’être complètement ingouvernable».

Un avocat expulsé de l’audience

La commission a tenu des semaines d’audiences sans grand remous, mais les tensions ont monté d’un cran, mardi matin, alors qu’un échange vigoureux a mené à l’expulsion d’un avocat représentant des organisateurs du «convoi de la liberté».

Brendan Miller, qui représente certains organisateurs de la manifestation, dont Tamara Lich, a interrompu le témoignage de M. Mendicino pour demander que le directeur des communications du ministre, Alex Cohen, soit appelé à témoigner.

Le juge Paul Rouleau, qui préside la commission, a demandé à la sécurité de faire sortir M. Miller de la salle d’audience après que l’avocat eut interrompu le commissaire et l’eut accusé de refuser de se prononcer sur des demandes similaires.

«J’essaie de faire mon travail», a déclaré M. Miller aux journalistes à l’extérieur de l’édifice de la Bibliothèque et des Archives à Ottawa, où se tiennent les audiences. Me Miller s’est excusé plus tard et il a été autorisé à revenir dans la salle d’audience.

Kenney très critique

Jason Kenney, qui était premier ministre de l’Alberta l’hiver dernier, a accusé alors le gouvernement fédéral de laisser les provinces «porter le chapeau» pour le démantèlement des manifestations, notamment au passage frontalier de Coutts, dans le sud de l’Alberta, a appris la commission. 

Des documents publiés par la commission comprennent des textos échangés entre le ministre fédéral des Affaires intergouvernementales, Dominic LeBlanc, et son collègue des Transports, Omar Alghabra, qui relatent une conversation que M. LeBlanc et M. Kenney auraient apparemment eue.

Dans des textos, M. LeBlanc écrit que M. Kenney lui a dit qu’Ottawa avait laissé les provinces «porter le chapeau» et que le gouvernement de Justin Trudeau n’avait pas accepté de prêter à l’Alberta de l’équipement militaire comme des dépanneuses pour retirer les véhicules des manifestants à Coutts.

Dans une référence apparente à M. Trudeau, M. Kenney a écrit «votre gars a vraiment merdé», et il qualifie la vaccination obligatoire des camionneurs de «théâtre politique stupide».

M. Kenney poursuit en affirmant que qualifier les manifestants de nazis «n’a vraiment pas aidé» et il explique qu’il n’a pas pu trouver des dépanneuses pour déloger les manifestants, qu’il traite de «fous», en raison des craintes que certains profèrent des menaces de mort.