De l’aide pour les militaires victimes de crimes sexuels

Un nouveau centre d’intervention sur les violences sexuelles est entré en fonction dans l’armée canadienne. Le début d’une nouvelle ère pour les victimes ? Pas si vite…

 

Le nouveau chef d’état-major de la Défense, Jonathan Vance. (Photo : Adrian Wyld/La Presse Canadienne)
Le nouveau chef d’état-major de la Défense, Jonathan Vance. (Photo : Adrian Wyld/La Presse Canadienne)

Les victimes de violences sexuelles dans les Forces armées canadiennes (FAC) peuvent frapper à une nouvelle porte pour obtenir de l’aide. Depuis 7h, mardi matin, les militaires peuvent s’adresser au «Centre d’intervention sur l’inconduite sexuelle» (CIIS) pour se confier à une oreille empathique et s’informer sur leurs recours, à l’écart du giron de la hiérarchie militaire.

Dirigé par une gestionnaire civile, le Centre se présente comme une entité indépendante de la chaîne de commandement militaire. Basé à Ottawa, il fait partie du ministère de la Défense nationale et relève de l’autorité du sous-ministre. Son personnel est formé de militaires et de civils, dont certains sont des professionnels de la santé mentale qui ont de l’expérience dans les relations d’aide. Un colonel agit à titre de conseiller.

La création de ce centre, ordonnée il y a un mois par le nouveau chef d’état-major de la Défense, Jonathan Vance, est le premier résultat concret du grand examen de conscience que les Forces ont amorcé, dans la dernière année, sur les violences sexuelles dans leurs rangs. Un rapport dévastateur  avait révélé la gravité du problème en avril dernier : signé par l’ex-juge Marie Deschamps, le document décrivait la culture sexualisée qui règne au sein des Forces et dénonçait de profondes failles aussi bien dans le traitement des plaintes, le comportement des leaders, les enquêtes de la police militaire et la formation que dans le soutien aux victimes. Le rapport avait été commandé dans la foulée de la parution, au printemps 2014, d’une vaste enquête de L’actualité qui avait, la première, levé le voile sur ces manquements.

Dès son entrée en poste, en juillet, le nouveau chef d’état-major a fait de l’éradication de ce fléau une mission en bonne et due forme, baptisée «opération Honneur» ; un engagement sans équivoque qui tranche avec les déclarations timorées de son prédécesseur, Tom Lawson. Reste à voir si ces bonnes intentions mèneront à de véritables réformes. «Est-ce que ce sera encore une priorité dans deux, trois ans ? Ou est-ce seulement un pansement qu’on applique en réponse au tollé auquel l’armée fait face ?» demande JoAnne Brooks, directrice du Women’s Sexual Assault Centre of Renfrew County, un centre d’aide aux victimes d’agressions sexuelles situé à Pembroke, en Ontario, près de la base militaire de Petawawa.

Une ligne d’assistance… mais encore?

Dans sa forme actuelle, le Centre d’intervention sur l’inconduite sexuelle n’est rien de plus qu’une ligne d’assistance, disponible seulement de 7h à 17h, du lundi au vendredi. Les victimes peuvent se confier à une travailleuse sociale ou à un psychothérapeute par téléphone ou par courriel; s’informer sur les mécanismes de plaintes et les processus d’enquêtes, tant militaires que civils; et se faire diriger vers d’autres services d’aide au sein des Forces et en dehors. Autrement dit, il s’agit d’un simple intermédiaire qui réfère les victimes aux ressources existantes; le CIIS ne dispose lui-même d’aucun nouveau pouvoir ou recours.

JoAnne Brooks a eu l’occasion de rencontrer les responsables du nouveau centre. La directrice du CIIS et cinq de ses employées (toutes des femmes) lui ont rendu visite dans ses locaux de Pembroke, le 21 août dernier, et ont passé plusieurs heures à lui poser des questions. Elles n’avaient que quelques semaines pour mettre sur pied le CIIS et semblaient dépassées par l’ampleur de la tâche. «J’ai été frappée par leur sincérité, dit JoAnne Brooks, qui intervient auprès des victimes depuis deux décennies. Ces six femmes m’ont vraiment semblé dévouées à la cause. Elles se sont montrées extrêmement intéressées par notre modèle de soutien par les pairs, où des victimes qui s’en sont sorties en aident d’autres. C’est quelque chose dont elles voudraient éventuellement s’inspirer. Mais elles n’en sont qu’à leurs premiers pas. Et ça pourrait être long avant que les militaires fassent appel à leurs services. Elles vont devoir bâtir la confiance.»

Le Centre d’intervention atteindra sa pleine capacité d’ici l’été 2017, l’objectif étant de pouvoir offrir du soutien en tout temps, à tous les militaires, peu importe où ils se trouvent. Mais son mandat définitif n’est pas encore arrêté, et on ne sait pas si la gamme de services offerts sera élargie. «Le CIIS prendra le temps, au cours de la prochaine année, de cerner les besoins des personnes qui ont été victimes ou affectées par l’inconduite sexuelle, dans le but d’apporter des changements, si nécessaire, aux services offerts», selon une réponse écrite fournie par le capitaine Jean-François Lambert, officier d’affaires publiques des Forces canadiennes.

On est bien loin de l’autorité indépendante et centralisée que préconisait Marie Deschamps dans son rapport. La juriste recommandait la mise sur pied d’un véritable centre d’expertise, qui serait responsable non seulement d’accompagner les victimes, mais aussi de recevoir les plaintes d’infractions sexuelles, à l’image de ce qui existe dans les Forces armées des États-Unis et de l’Australie. Marie Deschamps insistait sur l’importance que cet organisme soit le plus éloigné possible de la hiérarchie militaire, afin que les victimes puissent dénoncer ces actes sans craindre de subir des répercussions négatives sur leur carrière.

Le fait que le nouveau Centre d’intervention soit rattaché au ministère de la Défense nationale le rend encore trop vulnérable à l’influence militaire, aux yeux de certains critiques, dont l’avocat spécialisé en droit militaire et colonel à la retraite Michel Drapeau : « La création de ce centre n’est qu’un artifice et ne saura donner confiance aux victimes d’agressions sexuelles, car un tel centre sera toujours sous le contrôle, direct ou indirect, des autorités militaires », dit celui qui a représenté plusieurs soldates victimes de crimes sexuels.

Une nouvelle ère?

Chose inhabituelle, le général Jonathan Vance a profité de son tout premier discours en tant que grand patron des Forces, le 17 juillet, pour dénoncer les infractions sexuelles dans son organisation. «Mon premier ordre aux Forces armées canadiennes est de travailler ensemble pour éliminer ces comportements nuisibles. Ça doit s’arrêter maintenant», a-t-il déclaré, en pesant ses mots, lors de son assermentation. Le chef d’état-major a réitéré le message quelques jours plus tard dans un courriel envoyé à ses troupes : «Ne serait-ce qu’un seul incident, voire un seul tort causé involontairement ou une seule infraction de ce genre commise sans qu’on l’ait voulu, est inacceptable.» Il a ajouté qu’il allait «voir à ce que toutes les recommandations issues du rapport Deschamps soient mises en œuvre le plus vite et le mieux possible». Une telle intransigeance sur la question des violences sexuelles ne s’était pas vue chez un leader militaire depuis les révélations de L’actualité, il y a bientôt 18 mois.

C’est le 14 août dernier, en signant l’«ordre d’opération», que le général Vance a formellement donné le coup d’envoi à l’opération Honneur.  La mission : «éliminer les comportements sexuels dommageables et inappropriés au sein des FAC». Le document de 30 pages définit les comportements à proscrire (incluant tant les agressions que les blagues offensantes, la distribution de matériel de nature sexuelle et les avances non désirées) et contient des instructions à l’intention des hauts dirigeants. Le général leur demande notamment d’effectuer des recherches afin de jauger l’ampleur du problème; de réviser les politiques et de les fondre en une seule, exprimée dans un langage clair; de mettre à jour la formation; d’élaborer une stratégie de prévention; de trouver le moyen de mieux colliger les données sur les plaintes; de surveiller plus étroitement la discipline et l’application des sanctions. Le chef d’état-major exige aussi d’être informé de toute transgression des politiques relatives à l’inconduite sexuelle par son équipe de leaders.

En revanche, Jonathan Vance reste muet sur les errements de l’appareil policier et judiciaire des Forces canadiennes, pourtant montrés du doigt par la juge Deschamps dans son rapport. La Cour suprême pourrait s’en charger à sa place cet automne, dans un jugement fort attendu qui pourrait amputer les pouvoirs de la justice militaire.

On apprend aussi, en lisant le document, que l’Équipe d’intervention stratégique sur l’inconduite sexuelle ne sera pas permanente, contrairement à ce qui avait été annoncé. Cette escouade a été mise sur pied il y a quelques mois pour donner suite au rapport Deschamps. Une fois que les différentes réformes auront été implantées sous sa supervision, l’Équipe sera dissoute et ses fonctions seront transférées aux divisions concernées au sein des Forces canadiennes et du ministère de la Défense. La passation devrait se produire en 2018.

Le général Vance a poursuivi sur sa lancée au cours des dernières semaines. Le 20 août, il a convoqué 300 commandants à un colloque d’une journée, afin de leur transmettre ses instructions en personne et de les sensibiliser au problème. Le documentaire Invisible War, sur l’épidémie d’agressions sexuelles dans l’armée américaine, a été présenté, et des bracelets portant l’inscription «Not In My CAF» («Pas dans mes FAC») ont été remis aux participants. Un grand symposium réunissant les cadres supérieurs des Forces et des partenaires externes aura également lieu cet hiver sur le sujet.

Un changement de ton est bel et bien perceptible aux plus hauts sommets de la hiérarchie militaire. Mais annonce-t-il réellement une nouvelle ère pour les victimes? Selon Julie Lalonde, une éducatrice ontarienne qui milite contre ces violences et qui connaît bien la communauté militaire, l’attitude du nouveau chef d’état-major est certes encourageante, mais ce n’est qu’un point de départ. La jeune femme a elle-même été harcelée par des élèves-officiers lorsqu’elle a donné des présentations au Collège militaire royal, à Kingston, l’année dernière. «Que la personne tout en haut dise que ça suffit, c’est super important. Ça a plus d’effet que dans n’importe quel autre milieu parce que l’armée est une organisation plus hiérarchique que toute autre. Alors pour moi, c’est un très bon début, mais ça ne finit pas là. Dans six mois, un an, qu’est-ce qui aura été accompli ? C’est ça que je veux savoir.»

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On peut joindre le Centre d’intervention sur l’inconduite sexuelle des Forces canadiennes par téléphone au 1-844-750-1648 ou par courriel à [email protected].

dgm-6815-07s-soldier-card-fre
Aperçu de « dgm-6815-07s-soldier-card-fre.pdf »
Cette carte du soldat plastifiée, où l’on peut lire la liste des comportements inacceptables et des coordonnées à composer en cas d’incident, sera distribuée à tous les membres des Forces canadiennes cet automne.