
L’aventure commence dès que le Dash-8 de 45 places d’Air Inuit décolle de Montréal. L’anglais, l’inuktitut et le français s’entremêlent parmi les passagers. L’avion se pose d’abord dans deux villages avant d’arriver à Umiujaq, notre destination. Étant donné l’absence de routes reliant les villages entre eux et avec le reste du monde, l’avion joue le rôle d’autocar local au Nunavik. Chaque escale est l’occasion de se dégourdir les jambes sur le tarmac tandis que des boîtes de marchandises sont déchargées et que de nouveaux passagers montent à bord. Des voyageurs saluent Minnie, une vieille Inuite assise dans la première rangée. Une femme nous fait goûter, au photographe et à moi, à des camarines noires fraîchement cueillies, qu’elle rapporte chez elle dans un grand seau, et griffonne dans mon calepin le nom du petit fruit en inuktitut : paurngnaq.
Si l’avion était à moitié vide au départ de Montréal, il arrive à Umiujaq presque au maximum de sa capacité. Des habitants du Nord, quelques Québécois du Sud venus pour le travail… et nous, les deux touristes.
« Les rares touristes à venir ici sont très motivés », dit Michel Harcc-Morissette, agent de séjour de Parcs Nunavik, qui nous accueille sur la piste en gravier du minuscule aéroport d’Umiujaq, un village inuit de 475 personnes en bordure de la baie d’Hudson. Les maigres données accessibles dénombrent 4 500 touristes en 2007 pour le Nunavik entier, qui couvre le tiers du territoire québécois. C’est sans doute moins aujourd’hui : les pourvoiries, qui accueillaient plus de la moitié des visiteurs, ont presque toutes fermé après 2010. La création de parcs nationaux, où désormais seuls les Inuits ont le droit de chasser, et la forte diminution du nombre de permis de chasse sportive délivrés pour le territoire — afin de préserver les fragiles troupeaux de caribous — ont fait mal à l’industrie touristique.
« Les mordus de pêche viennent encore, mais la chasse est maintenant presque exclusivement réservée aux Inuits », m’expliquera plus tard Isabelle Dubois, de l’Association touristique du Nunavik, située à Kuujjuaq, à quelque 500 km à l’est d’Umiujaq. « On mise désormais sur les parcs nationaux pour développer le tourisme d’aventure et atteindre une clientèle plus diversifiée », ajoute la coordonnatrice de projets et directrice du marketing de l’Association. En 2016, les trois parcs nationaux ont accueilli 500 personnes, soit 150 de plus qu’en 2015. Un quatrième parc inauguré en octobre dernier devrait aussi recevoir des visiteurs dès l’été 2017.
Cette région de plus de 507 000 km², grande comme l’Espagne et habitée par seulement 11 000 personnes, ne manque pas d’attraits pour les amants de la nature. Le dépaysement est total au nord du 55e parallèle. Les arbrisseaux, le lichen et la mousse, caractéristiques de la toundra, couvrent le sol. En l’absence d’arbres, l’horizon s’étend à perte de vue. Des montagnes de roc s’élèvent au loin. De l’aéroport, on aperçoit quelques maisons sur pilotis rouges, bleues, vertes, jaunes et brunes, qui colorent la berge de la baie d’Hudson. Le village d’Umiujaq.
Le vent frais fouette le visage, mais le soleil réchauffe un peu. Les températures varient de 2 à 10 °C en septembre. Le contraste est grand avec la chaleur montréalaise, que nous avons quittée six heures plus tôt. Au Nunavik, la vie et le tourisme dépendent littéralement de la nature et de la météo. Ainsi, nous étions à peine arrivés que l’équipe du parc national changeait les plans pour nous faire profiter du beau temps.
Trente minutes après l’atterrissage, nous fendons les vagues de la baie d’Hudson en bateau à moteur, avec quatre guides de Parcs Nunavik, deux Inuits et deux Qalunaat (non-Inuits). Direction : les chutes Nastapoka, un des centres d’intérêt majeurs du parc national Tursujuq, voisin du village. C’est le plus grand du Québec, avec un territoire de plus de 26 000 km2 — près de 75 fois la superficie de l’île de Montréal.

Le petit bateau à moteur accoste sur le rivage, après une heure de navigation sur une eau translucide. Le photographe et moi nous empressons de sauter dans le sable pour suivre Charlie Tooktoo, un des guides inuits et directeur du parc Tursujuq, pendant que les trois autres déchargent les équipements. Le sol est couvert de bleuets, de camarines et de canneberges. Après une heure de marche contemplative, nous nous arrêtons à la source de la chute Nastapoka. Claire et turquoise, l’eau y coule avec puissance. Pas surprenant qu’Hydro-Québec l’ait reluquée pour y installer une centrale hydroélectrique avant que les Inuits l’incluent dans la zone protégée du parc, en 2012.
En redescendant sur la plage, nous découvrons quelques tentes et un tupiq (tente en toile beige cousue à la main par les femmes). Le campement est prêt pour la nuit. Sous les aurores boréales — à leur apogée en septembre —, nous partageons un ragoût de caribou mitonné par une femme du village. Pas trop dépaysant pour un premier contact avec la culture culinaire du Nord. Notre guide Charlie Tooktoo, aussi prêtre anglican, bénit en inuktitut le repas. Quelques heures plus tard, emmitouflés dans nos sacs de couchage, nous nous endormons au son du vent et des vagues… inconscients de la visite d’un loup autour des tentes, trahi au petit matin par ses empreintes.
Les trois parcs du Nunavik offrent depuis deux ans des forfaits de neuf jours à environ 5 000 dollars par personne, tout compris : billets d’avion, hôtel, repas, activités, guides, vêtements chauds et équipement. Au programme, camping, kayak, randonnée, excursion en bateau et en véhicule tout-terrain pendant la saison chaude ; ski nordique, raquette, motoneige, camping traditionnel en hiver… Il est possible d’organiser son voyage soi-même ou avec des pourvoyeurs privés, mais la formule est plus chère : 7 000 dollars, voire 10 000 dollars par personne. Il faut aussi savoir que les restaurants sont encore pratiquement inexistants au Nunavik, sauf dans quelques plus gros villages comme Kuujjurapik, Puvirnituq ou Kuujjuaq, capitale de l’administration régionale Kativik. Chaque village a cependant un hôtel coopératif de quelques chambres, simples et confortables, avec salon et cuisine communautaires.
« Le prix d’un forfait est encore élevé, mais le Nunavik est plus accessible que jamais », fait valoir Patrick Graillon, directeur adjoint de Parcs Nunavik, qui a conçu ces forfaits offerts à date fixe.

Au parc Tursujuq, les cuestas, ces montagnes de roc à la forme particulière — un plateau qui monte en pente douce pour se terminer par une falaise abrupte —, sont une autre visite incontournable. Du sommet, qui atteint 365 m, on peut apercevoir quelques rivières et petits lacs égrenés çà et là, ainsi que l’immense lac Tasiujaq.
Ce lac d’eau saumâtre presque aussi grand que le parc de la Gaspésie est ceinturé de centaines de cuestas. Le jour de notre excursion, un épais brouillard donnait un air dramatique au décor, alors que le bateau à moteur s’engouffrait dans le Goulet, un passage rocheux créé par les glaciers qui relie le lac à la baie d’Hudson. Nous nous serions crus dans un canyon. Dommage que le vent et les trop fortes vagues n’aient pas permis les excursions en kayak. Nous avons raté une occasion de camper dans des lieux autrement inaccessibles et de visiter des vestiges d’occupation humaine datant de plus de 3 000 ans.
À compter de l’été 2017, des excursions seront offertes au lac Wiyâshâkimî, un autre lac du parc, formé par un double impact météoritique. « L’eau y est turquoise, on se croirait dans les Caraïbes », raconte notre agent de séjour, Michel Harcc-Morissette. Mis à part les 60 °C en moins en hiver !
En randonnée sur les cuestas, à quelques kilomètres du village, nous entendons soudain une meute de loups hurler au loin. En neuf jours, nous n’avons pas croisé d’ours polaire ni de caribou, mais avons aperçu des buffles musqués, un faucon, une ourse noire et ses trois petits ainsi que quelques phoques à partir du bateau.
« Les gens viennent surtout pour le plein air, la faune et la flore, mais ils repartent spécialement marqués par les gens et la culture qu’ils découvrent », souligne par ailleurs Patrick Graillon, Estrien d’origine. « Dans le Sud, quand on parle du Nord dans les médias, on évoque souvent les problèmes de consommation et de violence, ajoute-t-il, mais ce n’est pas ce que vous voyez quand vous venez ici. » En 10 jours, nous ne croiserons dans la rue que deux personnes en état d’ébriété.

Umiujaq, fondé en 1986 par une poignée d’Inuits qui ont quitté leur village d’origine pour laisser derrière eux les bouleversements liés au chantier de la Baie-James, a été bâti sur des valeurs communautaires et traditionnelles fortes. Les problèmes sociaux sont moins nombreux dans ce jeune village que dans d’autres, comme Puvirnituq ou Kuujjuaq, nous disent beaucoup de Qalunaat et d’Inuits qui les ont visités. Et c’est entre autres pour cette raison que le Nunavik axe principalement sa stratégie de développement du tourisme autour d’Umiujaq ainsi que des villages de Kangiqsujuaq et Kangiqsualujjuaq, encore plus au nord, chacun étant aussi situé près d’un parc national.
Les enfants viennent vite vers nous, mais il faut un peu plus de temps aux adultes, surtout aux hommes. « Le tourisme est un concept encore tout récent pour eux », explique Michel Harcc-Morissette, un Montréalais qui vit à Umiujaq depuis près de deux ans. Après quelques jours, les gens nous saluent plus spontanément. Un après-midi, nous pêchons avec des jeunes d’une dizaine d’années, debout sur les grosses roches du port. Le lendemain, nous cuisinons la banique (pain traditionnel) et le suvalik (fait d’œufs de poisson, de gras de béluga et de baies) avec des femmes du village. Cinq ou six enfants popotent avec nous tout en avalant les fruits enrobés de ce genre de mayonnaise au léger goût de poisson. Un soir, Lucassie Tooktoo, l’un des meilleurs chasseurs et pêcheurs du village, nous invite à manger chez lui une de ses prises, un omble chevalier gigantesque, que nous dégustons cru, assis sur le sol au milieu de sa cuisine, selon la tradition.
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Notre séjour à Umiujaq est une expérience culturelle en soi. Les Qalunaat que nous sommes s’étonnent de croiser Sunny Cro, un Inuit de 12 ans, seul sur son véhicule tout-terrain à quelques kilomètres du village, sa carabine en bandoulière et quelques lagopèdes attachés derrière lui sur le VTT. Apprendre à chasser et à conduire des véhicules motorisés, ça se fait dès cinq ou six ans dans ces contrées nordiques. Certaines coutumes peuvent déstabiliser ceux qui ne connaissent pas la culture et le mode de vie traditionnel des peuples du Grand Nord, comme le dépeçage d’une baleine sur la plage et le partage de ses morceaux entre tous les membres du village. Ou encore la vue d’un Inuit qui dégaine tout bonnement son arme et abat une outarde qui passe pour en faire son souper.
Comme prévu dans ses forfaits touristiques, l’équipe du parc national nous convie chez Gilbert Inukpuk, sculpteur de pierre de savon, ainsi qu’à une fête sous un grand tupiq. À la tombée du jour, nous y partageons un repas avec une douzaine d’Inuits. C’est l’occasion d’échanger avec eux, de goûter à des mets traditionnels, comme le mattaq, de la peau de béluga crue, dont la fermeté rend la mastication quasi impossible pour les non-initiés que nous sommes ! Et d’assister, en spectateurs privilégiés, à la prestation de deux chanteuses de gorge.
La culture inuite actuelle est un mélange de traditions et de modernité. « Les Inuits ont des iPhone, des t-shirts du Canadien de Montréal et des écrans géants dans leur salon, mais leur culture reste authentique, explique Patrick Graillon. Ils mettent tout de côté pour aller chasser, pêcher et faire des activités en famille. »
Le Nunavik a-t-il le potentiel de rejoindre les rangs des destinations nordiques tendance, comme l’Islande, la Suède, la Norvège et le Groenland ? « Tout à fait, répond Patrick Graillon. Mais étant donné notre isolement et le prix des voyages, on aura toujours moins de touristes qu’ailleurs. » Et c’est tant mieux, dit-il en précisant que les Nunavimmiut souhaitent accueillir plus de touristes, mais pas les voir débarquer par milliers.
Pour en savoir plus: nunavikparks.ca et nunavik-tourism.com
Mise à jour le 10 février 2017: l’article a été modifié pour indiqué que Kuujjuaq est situé à l’est d’Umiujaq et non à l’ouest.
Cet article a été publié dans le numéro de février 2017 de L’actualité.
Correction : Kuujjuak n’est pas le seul village du Nunavik ayant des restaurants. Il y en a à Kuujjuarapik aussi.
Merci, nous avons fait la correction!
Bravo! Beau reportage!
« …située à Kuujjuaq, à quelque 500 km à l’ouest d’Umiujaq… » Hum hum, Kuujjuaq ne serait pas plutôt à 500 km à l’est ;-?
Merci Catherine pour votre fascinant reportage. Permettez deux petites questions. Lorsques les Inuits descendent dans le Sud pour des tournois sportifs, est-ce qu’il y en a qui décident résolument de ne pas retourner dans le nord? / L’ours polaire semble être allergique à cette région. Y aurait-il une raison particulière? /