Le roi des bulles

 

Christian Pol-Roger avoue aujourd’hui avoir été étourdi par la tâche colossale qui l’attendait lorsqu’en 1963, à l’âge de 24 ans, il entra dans l’entreprise familiale fondée par son arrière-grand-père, en 1849. «C’était comme conduire une voiture pour la première fois autour de l’Arc de triomphe», raconte-t-il avec cette verve et cette langue imagée qui lui ont valu de devenir l’une des grandes voix du champagne.

Au fil des ans, il a pris son bâton de pèlerin pour vendre tous azimuts non pas un simple verre de champagne, mais aussi une histoire et un art de vivre. «S’il y a un vin que l’on ne peut pas boire seul, c’est bien le champagne, car en le partageant, on le trouve encore meilleur.»

Pendant plus de 43 ans à exercer son métier, Christian Pol-Roger a peaufiné son art de la persuasion en alignant au gré de chaque conversation et dans chacune de ses allocutions des phrases au lyrisme irrésistible. «Seul le champagne stimule la matière grise sans diminuer l’intelligence», ou encore: «L’effervescence est le haut-parleur des saveurs du champagne.»

Devant la mondialisation et la soif d’argent qui modifient inexorablement une activité jusqu’à maintenant considérée comme agricole ou artisanale, il répond subtilement: «Dans ma vie, j’ai décliné plus souvent l’auxiliaire être que le verbe avoir…»

C’est d’ailleurs cette philosophie du cousu main et cet amour du travail bien fait qui ont permis à la maison Pol Roger de rester accrochée au sommet. Du simple brut non millésimé à la sublime cuvée Sir Winston Churchill, tous les champagnes Pol Roger ont en commun une race incomparable. «Nous avons choisi une trajectoire depuis longtemps et nous n’en dévions pas, explique Christian Pol-Roger. Chez nous, pas de révolution. Mais évolution, oui.»

Surtout, la famille peut compter sur un splendide vignoble de 85 hectares, qui comble aujourd’hui 50% de ses besoins. C’est bien plus que les autres grandes maisons, qui, pour la plupart, doivent acheter leurs raisins à une multitude de vignerons indépendants. Ce précieux patrimoine, acquis depuis 1955, est en quelque sorte la pierre angulaire des champagnes Pol Roger.

Au cours de son histoire, cette marque a été présente sur toutes les tables des grandes personnalités. Parmi celles-ci, Winston Churchill, sans doute le plus fervent amateur de Pol Roger. On raconte que pendant les 10 dernières années de sa vie, l’ancien premier ministre britannique, décédé en 1965, a consommé 500 caisses de son champagne préféré. En vérité, la passion de Churchill pour la marque Pol Roger avait commencé bien avant. «Dans ses Cabinet War Rooms, à Londres, de 1940 à 1944, il avait toujours à sa disposition quantité de bouteilles de la cuvée 1928, l’une des grandes années du siècle», raconte Christian Pol-Roger.

Churchill adopta définitivement la grande marque champenoise lors d’un dîner à l’ambassade britannique à Paris, en 1944, au cours duquel il fit la connaissance d’Odette Pol-Roger, épouse de l’un des petits-fils du fondateur. Entre eux, ce fut le début d’une longue amitié. A harmless flirtation (un flirt inoffensif), pour reprendre l’expression consacrée au sujet de cette relation, du reste bénie par son épouse, Clementine. À propos du 44, avenue du Champagne, à Épernay — où habitait Odette —, Churchill disait que c’était «The world’s most drinkable address» (l’adresse la plus buvable du monde).

Pour saluer ces liens étroits entretenus avec le vieux lion, la maison Pol Roger a mis au point, en 1984, la cuvée Sir Winston Churchill. Plus qu’un simple produit-hommage, ce vin a fait l’objet de recherches dans les archives familiales. «Cela nous a permis de savoir comment étaient constituées ces cuvées que Churchill affectionnait tant, explique Christian Pol-Roger. Tous les vins qui entrent dans sa composition émanent de vignobles qui étaient en production au temps de Churchill. C’est en quelque sort une réplique historique.»

La cuvée Sir Winston Churchill fut lancée en 1984, 40 ans après le jour J, au château de Blenheim, où naquit l’homme d’État, en 1874. Uniquement composé de vins issus de grands crus, ce champagne n’est rien de moins que majestueux.

De passage à Montréal, l’automne dernier, pour animer une dégustation de cette grande cuvée dans le cadre de Montréal Passion Vin, Christian Pol-Roger disait, à propos du monumental 1990, qu’il avait une «opulence orientale», et du 1986 — millésime plus délicat —, qu’il avait maintenant «les rides du sourire». Il en profita aussi pour annoncer sa retraite progressive, tout en manifestant le souhait de poursuivre son rôle d’ambassadeur. Ainsi, «la voix du champagne» continuera de nous charmer en nous rappelant, entre autres, l’attachement profond de Winston Churchill pour le plus élégant des vins effervescents: «Dans la victoire, c’est ma récompense; dans la défaite, c’est mon réconfort», disait-il. Car que l’on perde ou que l’on gagne, les meilleurs champagnes conservent toute leur sève, inimitable et exaltante.

Michel Phaneuf est l’auteur du Guide du vin 2007, publié aux Éditions de l’Homme.