À l’usine Domfoam, dans l’arrondissement de Saint-Léonard à Montréal, il ne faut que quelques minutes pour que des couches de mousse de polyuréthane fabriquée sur place soient automatiquement enduites de colle, empilées et coupées pour former un matelas. Après un temps de séchage, le matelas est inséré dans une housse de tissu, et une seconde machine l’écrase, l’emballe, l’enroule et le met dans une boîte, prête à être livrée dès qu’un consommateur passe une commande sur Internet.
Quand L’actualité a visité l’usine plus tôt cette année, les matelas de quatre marques connues y étaient produits, dont ceux de la montréalaise Polysleep. « Chaque matelas a sa recette », explique Jeremiah Curvers, cofondateur et PDG de Polysleep. La qualité de la mousse, le nombre de couches et la présence d’une bande tout autour pour rendre le matelas plus ferme aux extrémités, comme dans les modèles de sa marque, sont quelques-uns des éléments qui permettent de différencier des produits qui, autrement, se ressemblent tous un peu. Si ce n’était le logo sur les boîtes, démêler les centaines de matelas entreposés dans l’usine serait d’ailleurs un casse-tête.
Alors que le marché était pratiquement inexistant il y a cinq ans, les matelas en boîte vendus par de jeunes entreprises en ligne comme Polysleep accaparent désormais 20 % du marché en Amérique du Nord, selon la société d’investissement américaine Wedbush Securities. C’est l’arrivée de l’entreprise américaine Casper, en 2014, qui a lancé la mode.
Casper a prouvé qu’un matelas en mousse pouvait à la fois être de bonne qualité et vendu à un prix raisonnable (de 600 à 1 600 dollars selon les modèles). Mais aussi, la politique d’essai gratuit pendant 100 nuits a inspiré confiance aux acheteurs, qui devaient auparavant se contenter de s’étendre quelques minutes sur le matelas en magasin pour évaluer son confort.
Le matelas de mousse qui reprend sa forme lorsque sorti de la boîte était également parfait pour l’ère Instagram : les clients ont été nombreux à publier des photos de l’« événement ». « Les gens de Casper ont pris un produit “ultra-poche” et l’ont rendu sexy. Ouvrir la boîte d’un matelas est désormais aussi excitant que d’ouvrir celle d’un iPhone », estime Jean-François Renaud, cofondateur de l’agence de marketing numérique Adviso et acheteur de la première heure d’un matelas Casper.

Depuis, les concurrents s’accumulent. Endy, Helix, Polysleep, Purple : une centaine d’entreprises canadiennes et américaines tentent de se tailler une place dans cette industrie évaluée à environ 24 milliards de dollars en Amérique du Nord seulement.
Pour se distinguer, ces marques qui n’ont souvent pas pignon sur rue et existent plutôt sur Internet doivent redoubler d’efforts sur le plan du marketing. Elles achètent des mots-clés sur Google (y compris le nom de leurs concurrents, pour apparaître avant eux dans les recherches), paient pour augmenter la visibilité des internautes qui vantent leurs produits, rétribuent les sites qui leur envoient des acheteurs, commanditent des balados et plus. Il suffit d’effectuer une recherche Internet pour que, au moyen des technologies modernes de suivi publicitaire, des matelas en boîte nous suivent pendant des semaines sur Google, Facebook, Instagram et les autres. « Ces entreprises ne font rien de très compliqué, mais elles le font bien et d’une manière structurée », résume Jean-François Renaud.
Une telle présence coûte cher. Pour chaque matelas livré, Casper dépense par exemple 650 dollars en vente et en marketing, selon une analyse effectuée par Scott Galloway, professeur à l’Université de New York. Résultat : l’entreprise américaine, entrée en Bourse plus tôt cette année, est déficitaire de près de 475 dollars pour chaque unité vendue.
À Polysleep, à Montréal, Jeremiah Curvers n’a d’autre choix que de suivre le rythme pour ses matelas vendus de 495 à 2 350 dollars, selon la taille et le modèle. « On paie en général de 100 à 200 dollars de publicité par matelas. La bonne nouvelle est que nos frais de publicité diminuent à mesure que les gens en achètent un second et qu’ils en parlent aux autres. » L’entreprise fondée en 2016 a vendu pour 1,8 million de dollars de matelas en 2019. Avec quelques nouveaux produits à l’horizon et une bonne confiance de l’entrepreneur en la qualité de sa marque, celui-ci prévoit commencer à accumuler des profits en 2021.
Il ne faut pas trop s’étonner de la dynamique du marché, selon le professeur de marketing à HEC Montréal Sylvain Sénécal. « Ces entreprises partent de zéro. Elles n’ont pas de notoriété. Lancer leur marque coûte cher, car personne ne les connaît. Elles ont des investisseurs qui croient que ça va être payant à long terme. »
Leur présence surtout en ligne, qui limite les frais associés aux magasins physiques, et leur petit nombre d’employés (Polysleep n’en compte qu’une dizaine, essentiellement au marketing et au service à la clientèle) leur permettent aussi d’investir en publicité. Heureusement, car le coût pour se faire voir sur le Web atteint rapidement des sommes vertigineuses, à mesure que les fabricants sont plus nombreux à se partager la clientèle. « Des mots-clés pour une publicité Web qui coûtaient 1 dollar peuvent maintenant coûter de 10 à 40 dollars », illustre Sylvain Sénécal.
Pour l’instant, Facebook et Google sont les grands gagnants de cette lutte, reconnaît d’ailleurs Jeremiah Curvers.
L’arrivée des jeunes pousses n’est évidemment pas passée inaperçue chez les fabricants et marchands de matelas traditionnels, parfois établis depuis des dizaines d’années (voire une centaine, dans les cas de Sealy et de Serta Simmons Bedding). Ils ont été forcés de revoir leurs pratiques pour faire face à la mode des matelas en boîte.
« Quand j’ai entendu parler de Casper pour la première fois, j’ai éclaté de rire », dit candidement Stewart Schaefer, président de Dormez-vous ? et chef du développement des affaires de Sleep Country Canada, les deux plus grands marchands de matelas au Québec et dans le reste du Canada respectivement. « On vendait des matelas en boîte depuis 15 ans, mais on les ouvrait nous-mêmes avant de les livrer. Je n’avais pas réalisé à quel point ça pouvait être un bon outil de marketing », poursuit-il.
Quand Casper a transformé un produit ennuyant en une expérience cool, il a fallu en faire autant. « Ils ont réveillé un géant qui dormait », lance Stewart Schaefer.
En 2017, Sleep Country Canada (propriétaire de l’enseigne du même nom et de Dormez-vous ?) a embauché l’agence de marketing montréalaise Sid Lee et créé sa marque Bloom. En décembre 2018, elle a fait l’acquisition de l’entreprise canadienne de matelas en boîte Endy, puis, à la fin 2019, elle a revu ses sites Web pour vendre tous ses matelas en ligne, même ceux à ressorts. Et, concurrence oblige, les produits sont désormais accompagnés d’une période d’essai de 100 nuits.
Sleep Country Canada n’est pas la seule à s’être adaptée à la nouvelle réalité. Aux États-Unis, Serta Simmons Bedding a acheté le fabricant Tuft & Needle, tandis que Walmart a lancé la marque de matelas en boîtes Allswell pour concurrencer les jeunes entreprises en ligne.
Le succès de Casper et des autres a aussi influencé ce qu’offrent les détaillants. « Quand on entrait dans une succursale de Dormez-vous ? il y a 10 ans, de 10 % à 20 % seulement des matelas étaient en mousse. Aujourd’hui, c’est plutôt 65 % », note le président.
La démarcation entre les jeunes pousses et les détaillants reconnus est d’ailleurs de plus en plus floue. Certaines marques présentes sur Internet commencent à être distribuées dans les commerces traditionnels, tandis que d’autres ont lancé leurs propres magasins. Plusieurs ont même ajouté des ressorts à leurs matelas. Et les marques, tant nouvelles qu’établies, lorgnent désormais l’« économie du sommeil », où des objets connectés et des lits intelligents (qui ajustent par exemple la température en fonction des goûts des dormeurs) pourraient faire croître le marché de façon exponentielle.
La suite sera tout sauf endormante.
Un essai aux lourdes conséquences environnementales
Les matelas en boîte vendus sur Internet — et de plus en plus souvent en magasin — sont accompagnés d’une période d’essai de 100 nuits, après laquelle le client peut retourner son achat sans frais. Et malheureusement, beaucoup en profitent.
« Nous avons environ 7 % de retours », révèle le PDG de Polysleep, Jeremiah Curvers. Dans l’industrie, la moyenne se situe généralement entre 7 % et 10 %, mais certaines marques atteindraient même les 20 % de retours. Et un matelas usagé, peu importe qu’il ait servi pendant cinq jours ou cinq ans, ne peut être revendu comme neuf.
Des entreprises comme Endy et Polysleep remettent les matelas reçus à des organismes de charité. D’autres les envoient au recyclage. Une fois lavée et déchiquetée, la mousse peut notamment être utilisée dans des sous-tapis et des toiles pour les aménagements paysagers.
Au Québec, 240 points de dépôt acceptent les matelas, et 171 municipalités en effectuent la collecte. « Il n’y a toutefois pas de traçabilité, il est donc difficile d’établir le niveau de recyclage des matelas », précise Brigitte Geoffroy de Recyc-Québec.
La politique de 100 nuits est un atout intéressant pour retourner un matelas qui ne nous convient pas. Mais il ne faut pas y voir l’obligation d’essayer toutes les marques possibles pour autant.
Cet article a été publié dans le numéro de septembre 2020 de L’actualité.