Sylvain Trudel est assurément un des écrivains québécois les plus originaux, les plus marquants des dernières décennies, mais on ne le sait pas assez, bien qu’il ait reçu quelques prix. Il déconcerte, on n’arrive pas à le classer. C’est que ses personnages, surtout les adolescents, ont toujours l’air de s’en aller, de nous abandonner dans un monde sans espoir contre lequel, eux, ils entretiennent une révolte, ou plus justement un mépris, extrêmement décidés. Ils le faisaient déjà dans son premier roman, Le souffle de l’harmattan – publié en 1986, repris en livre de poche -, et le font encore dans les nouvelles de La mer de la Tranquillité.
On pensera peut-être à Réjean Ducharme, à cause de ces enfants perdus qui peuplent les romans et nouvelles de Sylvain Trudel. On aura tort, et on aura raison. Tort, parce que la langue, chez le deuxième, ne se permet pas les effets de déconstruction qui abondent chez le premier. Elle est sobre, inventive sans excès, on oserait dire classique. Par contre, la violence, les dégoûts, le refus du monde, la culture étonnamment vaste et variée de Sylvain Trudel font évidemment de lui un frère, à tout le moins un cousin par alliance, de l’écrivain de L’océantume.
Justement, puisqu’on parle d’océans, qu’est-ce que cette Mer de la Tranquillité qui coiffe le recueil de nouvelles de Sylvain Trudel? Ça se trouve, nous disent les experts, non sur la Terre, mais sur la Lune. Et dans la mer de la Tranquillité, il n’y a pas d’eau, comme de raison. Pas de canards non plus, donc. D’où la phrase énigmatique que lance un personnage au milieu du récit: « Sois heureux, mais n’oublie pas: dans notre vallée de larmes, nos espoirs sont comme les canards sur la mer de la Tranquillité. » Tout Trudel est là: une invitation au bonheur qui ne peut qu’être déçue, mais qui renaît sans cesse, comme une indispensable illusion.
La plupart des nouvelles de Trudel adoptent la forme autobiographique. Rien à voir cependant avec la vraisemblance: « Épiphanies », par exemple, la nouvelle inaugurale, raconte à la première personne (!) la naissance du héros, et l’avant-dernière, intitulée « La mort heureuse » – peut-être la plus émouvante du livre -, relate dans la même forme le suicide spectaculaire d’un jeune homme pour qui vivre, « c’est être dans son tort ». Sylvain Trudel est moins heureux, si l’on peut dire, lorsqu’il invente une sorte de prophète comme Jano Guillemette, « anxieux de bouleverser les foules désorientées ». Son affaire à lui, l’auteur, c’est la dénonciation de toute forme d’espoir, et particulièrement du « magnétisme désespéré des religions », par des formules qui claquent comme des coups de fouet. Parfois, on oserait dire par inadvertance, c’est drôle: on n’oubliera pas ce personnage qui parle le « lavallois créolisé »!
Ceux qui ont déjà lu un livre de Marie-Sissi Labrèche sauront que ce n’est pas la joie de vivre, non plus, qui les attend dans son troisième roman, La lune dans un HLM. Il s’agit toujours d’un dialogue sur fond de malentendus entre la narratrice et une mère qui n’a pas toute sa raison. D’une part, Léa, la fille, qui se présente comme la romancière de Borderline et vit en Suisse avec son mari et son chien. De l’autre, une mère qui refuse de se réfugier dans un établissement pour malades mentaux et habite, avec toutes les conséquences que ça implique, dans un HLM réservé aux personnes qui lui ressemblent. Il y a quelques autres personnages – un squeegee aimablement nommé Midi et Quart, le marchand de tableaux Fred Riche -, mais ils ne sont dans cette affaire que des figurants.
Pour l’essentiel, La lune dans un HLM n’est donc qu’un duel entre une fille et sa mère, mais un duel chargé d’émotions vraies, parfois bouleversantes. Marie-Sissi Labrèche est une véritable écrivaine, dont le style heurté, flamboyant, « flyé » convient parfaitement aux explosions de sentiments qui constituent le récit. Mais si la fille fait la vie dure à cette mère qu’elle aime malgré tout, elle la fait également au lecteur, qui a souvent de la difficulté à se retrouver dans ce maelström. Tantôt Léa, la fille, s’exprime à la première personne, dans ce qu’elle désigne comme des lettres, présentées en caractères italiques. Mais ces lettres, qui n’en sont pas tout à fait, alternent avec des chapitres dont chacun, on ne sait trop pourquoi, porte le titre d’une oeuvre de Picasso. On continue quand même à lire, à se laisser entraîner par cet invraisemblable récit. Et l’on est récompensé plus d’une fois – par exemple, lorsque la mère se découvre un véritable talent pour la peinture et devient, sous les yeux étonnés et ravis de sa fille, autre chose qu’une vieille femme vouée à l’internement.
La mer de la Tranquillité, par Sylvain Trudel, Les Allusifs, 186 p., 21,95$.
La lune dans un HLM, par Marie-Sissi Labrèche, Boréal, 251 p., 24,95$.
La mer de la Tranquillité
« Les enfants, dit-il, on ne les fait pas, les pauvres, mais on les commet, comme des erreurs irréparables, et des erreurs de jeunesse, en plus, les pires. C’est pourquoi il faut les aimer beaucoup. »
Sylvain Trudel