Anaïs Barbeau-Lavalette : Lettre à ma fille

« Pour savoir d’où tu viens et sur quoi tu pousses, tu vas chercher les modèles comme je les ai cherchés. »

Illustration : Paule Thibault

Tu es encore toute petite. Tu fais pipi debout pour imiter tes frères. Un jour, tu vas comprendre que tu es une femme. C’est pour ce jour-là que je t’écris.

Il y a peu de modèles. Pour savoir d’où tu viens et sur quoi tu pousses, tu vas les chercher comme je les ai cherchés. Tu seras déçue. Les femmes sont très peu présentes dans le récit de l’histoire. Il te faudra fouiller. « Les sources jaillissent au regard qui les cherche », disait Michelle Perrot dans Mon histoire des femmes. Les Anglais distinguent d’ailleurs les mots « story » et « history ». Ainsi, bien que les femmes fassent évidemment partie de l’histoire, elles manquent à son récit. D’abord parce que pendant des années, elles n’occupent pas l’espace public. Elles sont invisibles, et cette discrétion fait partie de l’ordre des choses. Leur présence en groupe terrifie ; c’est la stasis chez les Grecs : le désordre.

On en parle peu parce qu’on les voit peu.

Ainsi négligent-elles leur mémoire, détruisant leurs traces directes, écrites ou matérielles : quel intérêt ? Puisque Aristote, Rousseau, Schopenhauer et Auguste Comte, pour ne nommer que ceux-là, l’ont clamé : la femme est inférieure à l’homme, incomplète et défectueuse. Elle est une menace à l’ordre social. Qu’on la garde entre les murs.

Bien sûr, certaines sautent par-dessus les murs érigés ou les font exploser. J’ai lu leurs noms trop tard dans ma vie. Elles devraient être célébrées aussi, sinon plus puissamment que les Che Guevara, que les Danton ou les Gandhi de ce monde. Elles ont été les boucs émissaires de la modernité. Olympe de Gouges, Flora Tristan, George Sand, Simone de Beauvoir, Louise Michel, Rigoberta Menchú, Angela Davis, Marie Curie, Emmy Noether, Annie Smith Peck, Sojourner Truth, Simone Veil, Eliza Ann Grier, Rosa Luxemburg, Rosa Parks, Phillis Wheatley et, plus près de nous, Jeanne Lapointe, Thérèse Casgrain, Jeanne Mance, Madeleine Parent, Léa Roback et tant d’autres encore que je t’invite à déposer dans ton imaginaire, pour que tu t’y abreuves quotidiennement.

La femme se confond avec son sexe et se réduit à celui-ci, qui marque sa fonction dans la famille et sa place dans la société.

Rousseau

Ces noms-là ressurgissent aujourd’hui, pépites d’or trop longtemps ensevelies. Ça ne fait que 30 ans qu’on s’intéresse à la présence des femmes dans l’histoire, dans leur ensemble et dans la durée. Trente ans, c’est si court.

Tout reste donc à écrire. Il t’appartiendra de le faire. À ta façon. En suivant ton chemin. En n’étant ni sage, ni parfaite, ni comme on veut que tu sois. En assumant ton intelligence et ta puissance. En étant belle quand tu en as envie seulement. En étant libre.

Anaïs Barbeau-Lavalette a réalisé plusieurs documentaires (Si j’avais un chapeauLes petits géantsMa fille n’est pas à vendre) et des courts et longs métrages de fiction (Le ringInch’Allah), a fait du théâtre documentaire scénique et a écrit des romans (La femme qui fuitJe voudrais qu’on m’efface). Son engagement par le truchement de son art lui a notamment valu le titre d’artiste pour la paix en 2012.

Les commentaires sont fermés.

Merci, pour ce rappel et ce beau petit texte qui en dit long en si peu de mots…n’ oublions pas que les femmes, trop souvent et sont encore ignorées dans l’ histoire…les femmes de demain seront plus visibles que jamais, souhaitons-le…le chemin à parcourir seras long mais persévérons et transmettons à nos filles et nos petites filles l’ importance de prendre ce qui nous revient de droit! Un être à part entière!

De mon point de vue, il m’apparaît que cette reconnaissance émerge proportionnellement au recul de la dominance religieuse. Il était temps !

Chercher des coupables dans notre histoire a été fait à de nombreuses reprises au cours dernières années. Notre devoir collectif n’est pas tant de se souvenir que de construire sur les actifs qui sont les nôtres maintenant. Et cet enseignement qu’il importe de poursuivre patiemment, il ne faut pas le limiter seulement aux jeunes filles. Il est impératif que les garçons fassent partie de cette œuvre de pédagogie, si nous voulons créer une société véritablement égalitaire, at ainsi, progressivement pouvoir compter sur les atouts formidables dont disposent les deux composantes de cette humanité que nous avons collectivement et individuellement la responsabilité (et l’opportunité) de faire progresser.

Très beau texte qui fait réfléchir. Cette situation est le reflet d’une société patriarcale et ethnocentrique. Il y a bien d’autres sociétés qui sont matriarcales et où les femmes ont une place très importante, voire dominante, comme, par exemple, certaines sociétés amérindiennes des Amériques, mais on n’en parle pas… Je suis certain que dans le monde il y a bien d’autres sociétés où les femmes ont une place enviable. Mais, dans notre monde ethnocentrique, on ne parle surtout que de ceux qui font partie du monde « occidental », que de ceux et celles qui répondent à une culture qui nous ressemble. Mais, qu’en est-il dans les autres sociétés, celles qu’on connaît moins ou pas du tout?

Anaïs, ton intelligence et ta puissance en étant belle quand tu as envie, cela me semble impossible. Le temps n’a aucune incidence sur votre beauté, malgré le temps qui passe , vous avez conservé la fraicheur de votre adolescence et non l’innocence. Chanceux l’homme que vous aimez.