
Anne Hébert s’avance, distante, longue et fine dans son manteau gris cintré. Son pied inquiet touche à peine le sol. Elle tend la main, un sourire juvénile sur son visage rose auréolé de cheveux blancs.
D’emblée, elle demande qu’on lui réserve un taxi. « Qu’il m’attende en bas, dans 15 minutes. » Pressée d’en finir. Là, tout de suite.
« L’écriture a besoin de silence, de recueillement. » Elle l’a toujours dit, l’a toujours cru. C’est connu. Anne Hébert fuit comme la peste les mondanités, les consécrations pompeuses et… les médias. « Je n’accepte que de courtes interviews à l’occasion de la sortie d’un livre », m’avait-elle signifié en novembre dernier.
Est-ce que je te dérange ? vient de paraître aux Éditions du Seuil. Ce roman met en scène une Québécoise de 23 ans, Delphine, qui s’exile en France pour aller retrouver son amant. Elle erre, désespérée, dans les gares, les places, les rues de Paris, une ville qu’Anne Hébert a habitée pendant plus de 40 ans. « Je ne parle pas de choses que je ne connais pas bien. » C’est un roman qui parle d’amour blessé, impossible, absolu. Le noyau dur de son œuvre depuis toujours.
« Les amours absolues ne durent pas longtemps. L’absolu n’est pas dans le temps. Il peut être dans l’instant, mais pas dans le temps. Il y a cette nostalgie de l’amour absolu dans mes livres. C’est-à-dire que le premier amour, c’est l’amour avec la mère, probablement. C’est ça pour presque tous mes personnages : une nostalgie très très ancienne, très très profonde. »
Il m’aura fallu franchir un véritable barrage pour rencontrer Anne Hébert. Au Québec, où elle est revenue au printemps, l’an dernier, ses agents littéraires et son entourage la protègent jalousement, parfois même malicieusement, à croire que la gloire des grands donne du pouvoir aux petits. Chacun prétexte la discrétion légendaire de la grande romancière, insistant sur son grand âge et sa grande notoriété.
Son ami fidèle et discret — comme elle les aime — Michel Gosselin, fondateur du Centre Anne-Hébert, qui ouvrira ses portes le 15 mai à l’Université de Sherbrooke, insiste :
« Anne Hébert est très angoissée à la parution d’un de ses livres. Elle n’est sûre de rien, jamais. Il ne faut pas la bousculer. »
Mais qu’on ne s’y trompe pas. La Bretonne Françoise Blaise, qui est depuis une douzaine d’années responsable des auteurs québécois publiés au Seuil, dit d’Anne Hébert qu’elle est « un mélange de force et de vulnérabilité, sa vulnérabilité étant aussi forte que la force qu’elle peut déployer. Il y a deux climats, toujours, chez Anne. Il y a sa douceur, la plupart du temps feinte, et puis il y a cette violence, qui ne cesse de poindre. Il y a une épaisse couche de glace en dessous ».
Le poète Jean Royer, éditeur des actes du Colloque international Anne Hébert, qui a eu lieu en 1996 à la Sorbonne, disait il y a quelques années : « Anne Hébert m’est toujours apparue comme une grande fille sage qui a l’air de mener une vie tranquille et lointaine, comme pour se protéger de la violence qui habite ses personnages. »
Quatre-vingt-un ans. Est-ce possible ? Cette femme est un monument. Un monument vivant, qui refuse la consécration, la flatterie, la fausseté. Dans la vie comme dans l’écrit. « Quand on commence sur une voie fausse, on va vers l’absurde, absolument. »
Comment sait-on qu’on est sur la bonne voie ? « On ne le sait pas. On ne le sait jamais. Il faut y tendre de toutes ses forces, il faut cultiver sa conscience aussi, je crois. Il faut s’exercer dans toutes les démarches de sa vie à être authentique, c’est très très important. »
Pour Anne Hébert, ce qui importe, c’est « vivre d’abord ». Les livres ne passeront jamais avant. « L’écriture n’est pas séparée de la vie. Il faut qu’elle s’alimente dans la vie. Ce n’est pas possible autrement. Il faut avoir des racines dans le monde pour pouvoir écrire. L’écriture n’est pas un pur esprit. Tous les arts, je crois, s’alimentent à la vie. »
De la vie d’Anne Hébert, on sait peu de choses. L’écrivaine a découragé toute entreprise biographique. Ses quelque 40 années d’exil en France n’ont pas aidé. On sait tout de même que la poète, dramaturge et romancière était très liée à son cousin Hector de Saint-Denys Garneau, trouvé mort, à 31 ans, le soir du 24 octobre 1943, près de la rivière Jacques-Cartier à Sainte-Catherine-de-Fossambault (aujourd’hui Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier), où elle est née. « Sa poésie a profondément influencé la mienne », a-t-elle déjà dit. C’est d’ailleurs un recueil de poèmes qu’elle fait d’abord paraître, à Montréal, en 1942 : Les songes en équilibre, prix David. Elle a 25 ans. Elle est si belle, si frêle, si mystérieuse déjà.
On sait aussi qu’elle a grandi dans une famille bourgeoise de Québec, entre un père critique et écrivain, Maurice Hébert, une mère qui entretenait le rêve de la France mythique et un frère, Pierre, comédien et metteur en scène. Un autre frère aussi, malade, et une sœur morte dans l’enfance, mais dont elle ne parle jamais.
Même à ses amis, Anne Hébert ne parle pas de sa vie intime. Son éditrice, Françoise Blaise, qui, avant le retour de l’écrivaine au Québec, la voyait toutes les semaines, affirme : « Un grand mystère entoure Anne Hébert. Je ne sais rien d’elle. Je ne sais rien de sa vie. Ce qui la caractérise, c’est ce mystère. »
Depuis Les songes en équilibre, il y a 56 ans, une quinzaine de livres seulement. « Anne est perfectionniste », dit son éditrice. Une quinzaine de livres seulement, mais une douzaine de prix littéraires, dont quatre fois le Prix du Gouverneur général. Son Kamouraska, aujourd’hui traduit dans une quinzaine de langues, qui a reçu le Prix des libraires, en 1971, avant d’être porté à l’écran par Claude Jutra. Ses Fous de Bassan, prix Femina 1982, ensuite adapté au cinéma par Yves Simoneau.
Son œuvre est étudiée, disséquée, célébrée dans le monde. « Je ne suis pas une théoricienne », a-t-elle toujours rétorqué. Elle a quand même accepté de faire don au futur Centre Anne-Hébert des exemplaires des thèses qui lui sont consacrées, de certaines lettres triées sur le volet et de plusieurs de ses manuscrits… Mais, à sa demande, ces derniers ne seront accessibles aux chercheurs que trois ans après sa mort.
« La grande dame de la littérature québécoise », se plaît-on à dire. Même si sept éditeurs québécois ont refusé récemment ses Chambres de bois, dont un journaliste leur avait envoyé un pseudo-manuscrit sous un pseudonyme ! Les sept, dont Boréal, distributeur officiel du Seuil et coéditeur d’Anne Hébert au Québec, n’ont pas reconnu l’œuvre, sa première à paraître au Seuil, en 1958, prix France-Canada et prix Ludger-Duvernay, portée aux nues par la critique. Mais, de ce canular orchestré par un journaliste de La Presse, la grande dame ne se formalise pas. Si ce n’est cette réflexion lancée du bout des lèvres : « Je trouve que les éditeurs ne savent pas lire. Ce n’est pas que je trouve que tout le monde devrait aimer ce que j’écris, mais j’ai une écriture très typée ; s’ils ne l’ont pas reconnue, c’est qu’ils ne lisent pas beaucoup. »
Quoi qu’on en pense aujourd’hui, Anne Hébert n’en est pas à une rebuffade près. « Le torrent a été refusé partout. Je l’ai publié à mes frais, parce que j’avais gagné le prix David avec mon livre précédent. » De ce Torrent, écrit en 1945 et paru en 1950, on dira : « Cette fable terrible est l’expression la plus juste qui nous ait été donnée du drame spirituel du Canada français. »
Et il y a aussi Le tombeau des rois. « Il a été refusé partout, dit-elle. C’est Roger Lemelin qui l’a publié, à ses frais. » C’était en 1953. Dès lors, on dira de la poésie d’Anne Hébert qu’elle marque « une étape dans la libération progressive de l’être canadien-français ». Anne Hébert allait choisir peu après de s’établir en France…
« Écrire en ce temps-là, c’était être vouée à la damnation », déclarait-elle encore il y a quelques années. « Et, pour les gens moins portés sur l’Inquisition, c’était faire preuve d’un goût immodéré pour l’oisiveté. De toute façon, on ne vous publiait pas. Surtout si vous écriviez de la poésie. »
Vivant en France, elle a pourtant toujours mis le Québec au centre de son œuvre. Elle disait il y a 10 ans : « Le Québec est devenu mon arrière-pays, celui que j’ai aujourd’hui dans mon imaginaire, et j’ai besoin de le garder à distance pour en parler. »
Certains, dont Jacques Ferron et Jean Éthier-Blais, lui ont reproché d’être en quelque sorte inféodée à la France et d’écrire, pour les Français d’abord, sur le Québec des grands espaces et des villages de campagne. Sa réaction : « J’ai l’impression qu’on me traite de renégate, de traître à la patrie. »
Aujourd’hui, sereine et dégagée, elle refuse d’attribuer à l’esprit obtus des éditeurs d’antan son exil volontaire. « Je ne suis pas partie pour chercher un éditeur, mais j’en ai trouvé un, et je suis toujours au Seuil, depuis 1958. »
Si la fin d’Est-ce que je te dérange ? a été écrite et réécrite à Montréal, l’essentiel du travail s’est fait en France. « Ce roman a été inventé, pensé, mûri, porté, pendant longtemps, à Paris. » Et, même si « la première idée d’un roman est faite de toutes sortes de rencontres qui un bon jour s’amalgament », c’est la vision, un soir à Paris, d’une sans-abri, il y a quatre ou cinq ans, qui a en grande partie donné naissance à Delphine.
« Je rentrais avec des amis d’un concert, assez tard. Il pleuvait à torrents, et elle était assise à ma porte, la tête sur les genoux. Elle devait avoir 16 ans, pas plus. Quand elle m’a vue, elle a eu un regard de terreur, de personne traquée. Et moi, j’ai été paralysée aussi. Je ne savais vraiment pas quoi faire pour l’aider. J’ai pensé lui offrir de l’argent, mais je me suis dit que j’allais peut-être l’abaisser parce qu’elle n’avait pas l’air d’une mendiante. Et je ne pouvais pas la faire entrer chez moi non plus. Je l’ai laissée là et je suis rentrée lâchement. Et cette image ne m’est pas sortie de la tête. »
Elle n’a pas voulu pour autant faire de son roman un livre de revendications pour les sans-abri. L’idée d’une littérature au service de quelque cause que ce soit ne lui effleure même pas l’esprit. « Je ne sais pas ce qu’on veut dire par écrivain engagé. Si on entend quelqu’un qui fait de la politique, qui est engagé dans un mouvement politique, non, je ne le suis certainement pas. Mais je suis engagée dans le fait d’écrire, dans ma vie. »
Ce qui ne l’empêche pas d’être particulièrement sensible aux conditions de vie des « S.D.F. », comme on dit en France. « Je sais que c’est un phénomène de société qui ne touche pas seulement les jeunes et qu’on en trouve autant à Paris qu’à Montréal. Des gens perdus, j’en ai rencontré beaucoup. Et ça m’a profondément troublée. Probablement parce que moi, qui ai habité deux pays profondément, je suis sensible à ça : être entre deux chaises. »
La Delphine d’Est-ce que je te dérange ? dit : « Je n’ai pas de pays. Mon pays c’est n’importe quelle ville où il y a des trottoirs pour marcher. » Et plus loin : « Je n’ai pas de pays. Pas de pays du tout. »
Mais Anne Hébert précise : « Je n’aurais jamais pu dire ça. Absolument pas ! Le Québec est fortement, profondément mon pays. Et, comme j’ai vécu longtemps en France, j’ai fait des racines là aussi. Après 40 ans, vous savez, c’est bien ancré. »
L’an dernier, lorsqu’elle a quitté la France, Anne Hébert se disait « inquiète et émue » à l’idée de rentrer au Québec. Après un an, elle avoue se sentir quand même « un peu dépaysée » : « Ce n’est pas le Québec que j’ai connu… » Et finalement : « Je suis toujours inquiète et émue. C’est probablement mon état naturel. »
Correction : Les Éditions du Seuil ont pour distributeur Diffusion Dimedia et non Boréal. Les Éditions du Boréal ne sont ni le « distributeur officiel du Seuil » ni le coéditeur avec le Seuil de l’œuvre d’Anne Hébert au Québec. L’œuvre romanesque de celle-ci est publiée au Seuil, mais son plus récent recueil de poésie, Poèmes pour la main gauche, est paru chez Boréal en 1997.