Bénin : Remonter la côte de l’Esclave

Envie de partir à l’aventure en restant à la maison ? Notre collaborateur Gary Lawrence nous présente des extraits de son livre Fragments d’ailleurs, 50 récits pour voyager par procuration. Aujourd’hui, il nous emmène au Bénin. 

Photo : Gary Lawrence

Expliquez- moi, madame : vous êtes venue évangéliser qui, au juste ? Le Bénin n’est- il pas un pays ultracroyant a mari usque ad desertum ?

— En vérité, je vous le dis, monsieur : ils croient, mais pas aux bonnes choses ; le vaudou, ce n’est pas une religion…

Il fallait voir la tête de mon guide Théodore, hébété par tant de bêtise, fulminant par tant de sottises instillées par cette bigote boulotte, à qui j’étais allé parler en reconnaissant l’accent bien de chez nous qui piquait sa langue épaisse.

J’imaginais maintenant Théodore trépanant d’aiguilles l’effigie de cette grenouille de bénitier, insistant sur la périphérie de son bec, question de le lui clouer. « Sauf que le cliché de la poupée vaudou n’est que du folklore né dans le Nouveau Monde », m’avait déjà prévenu Théodore.

C’est donc calmement – mais en serrant fermement les molaires pour ne pas mordre – que ce Béninois pur ébène a expliqué à la bondieusarde que, dans son pays, le vaudou était en odeur de sainteté et que cette religion comptait 50 millions d’adeptes dans le monde.

Le plus ironique, c’est que cinq minutes avant cette rencontre indésirable, Théodore s’était emporté en me montrant le monument du jubilé de l’an 2000, où les évangélistes européens sont représentés comme des sauveurs d’âmes. Tout ça à environ 100 mètres de la Porte de non-retour, cet émouvant monument érigé par l’UNESCO pour souligner la déportation de millions d’esclaves. « Hommage aux premiers messagers de la bonne nouvelle au Dahomey, qu’ils ont écrit ! » de s’indigner une fois de plus Théodore, loin de jubiler devant ce monument.

Photo : Gary Lawrence

Qu’on soit posté devant celui-ci ou devant la Porte de non- retour, on se trouve dans les deux cas sur cette même plage dorée et frangée de cocotiers qui semble trop édénique pour incarner l’enfer, surtout quand on vient de parcourir la bucolique Route des pêches, cette splendide piste de sable jalonnée de hameaux de pêcheurs qui borde la mer sur 50 kilomètres depuis Cotonou. Mais cette plage ferme bel et bien le large par où le mal est arrivé, par lequel sont reparties tant d’âmes écorchées vives et par où nombre de vies furent ravies.

Port d’embarquement

Au plus fort de quatre siècles d’esclavage, Ouidah formait l’un des principaux – sinon le principal – ports d’embarquement de la traite négrière en Afrique de l’Ouest. Enchaînés les uns aux autres, dégoulinants de sueur et d’hémoglobine, les esclaves arrivaient ici sur les rotules, après des jours de marche depuis leur lointaine région. « Ils étaient ensuite délestés de leurs fers puis embarqués sur les navires négriers, quand ils ne se jetaient pas à la mer pour périr noyés plutôt que d’affronter leur terrible sort », d’expliquer Théodore.

Avant d’arriver en râle sur le littoral, les pauvres bougres empruntaient ce qu’on appelle désormais la Route des esclaves, une piste poussiéreuse aujourd’hui hantée par les mânes et qui relie en quatre kilomètres le golfe de Guinée à l’odieux marché aux Esclaves. Celui-ci se tenait sur la place des Enchères, ou place Chacha, du surnom de l’un des pires esclavagistes de l’histoire du pays.

Photo : Gary Lawrence

De son vrai nom Dom Francisco Felix da Souza, ce Brésilien d’origine surveillait les transactions du haut du balcon de sa demeure, qui dominait la place des Enchères. De nos jours, l’hideuse construction en béton qui flanque toujours cette place appartient à ses descendants qui, non contents de ne pas conspuer leur ancêtre, vont jusqu’à l’encenser chaque année, lors d’une grande réunion familiale.

« Et il n’y a personne pour leur casser un carreau, de temps en temps ? » demandé- je à Théodore…

Si Chacha Ier, vice-roi de Ouidah, avait une telle mainmise sur le commerce des esclaves, c’est qu’il s’était attiré les bonnes grâces du roi Guézo, souverain de 1818 à 1858. Entre 1625 et 1900 – qui marque le début de l’occupation française –, les rois d’Abomey ont régné sur l’un des plus puissants empires de l’Afrique de l’Ouest. L’une des sources de leur richesse ? Le trafic de bétail humain, qu’ils capturaient à la pointe des fusils fournis par les négriers, auprès des tribus et royaumes rivaux.

Construits les uns aux côtés des autres, leurs palais – il n’en reste que deux intacts – sont maintenant inscrits sur la Liste du patrimoine de l’UNESCO. Mais hormis de ravissants bas-reliefs, un trône monté sur des crânes humains et quelques artefacts au musée, il y reste peu à voir.

Reste les histoires passionnantes de ce royaume, relatées par les guides, tandis qu’on arpente les cours immenses et poussiéreuses cerclées de murailles de latérite. Celle des Amazones par exemple, ce corps d’élite de 4000 femmes, formées au combat sous la reine Angbé pour la protéger de tous ceux qui voudraient la détrôner. Ou l’histoire de ces pêcheurs réfugiés sur le lac Nokoué, qui y ont bâti des maisons sur pilotis, fuyant les razzias de guerriers qui craignaient les plans d’eau comme la peste, aucun ne sachant nager…

La vie sur les îlots

Plusieurs siècles plus tard, 27 000 descendants de ces survivants vivent dans la cité lacustre de Ganvié, l’un des lieux les plus inoubliables du Bénin. La plupart d’entre eux habitent des bicoques qui semblent en équilibre sur des échasses émergeant des eaux, aucune n’étant reliée par voie terrestre au continent. Tout le monde s’y déplace en pirogue à rame ou à moteur, glissant sur ces chemins liquides qui relient les modestes maisonnettes au marché flottant, au centre communautaire, à l’église ou à la mosquée, construits en dur sur des îlots.

À l’autre bout du lac Nokoué, quand celui-ci se fait lagune, l’histoire de Porto-Novo demeure elle aussi liée à celle des esclaves. La capitale du Bénin, aussi élégante que décatie, s’est notamment développée lorsque l’esclavage fut progressivement aboli, au 19e siècle.

Photo : Gary Lawrence

Nombre d’affranchis rentrés au pays ont alors pimenté la ville de la culture des lieux où on les avait asservis, le Brésil, ce qu’on ne manque pas de noter en arpentant certains quartiers ou en admirant l’incroyable grande mosquée de la ville, une église catholique convertie qui aurait pu avoir été érigée à Salvador de Bahia.

C’est également dans une splendide demeure afro-brésilienne de Porto-Novo que loge le musée da Silva des arts et cultures afro-brésiliens. Si on peut y voir une fresque dépeignant la cale d’un navire négrier, on y apprend aussi que certains affranchis rentrés au Bénin y sont devenus à leur tour… esclavagistes.

Entre autres choses, on y dégote quelques exemplaires du Petit Journal, qui relatait les « moments forts » de la colonisation, comme « l’héroïsme » des troupes françaises face aux « vilains sauvages », ces âmes perdues sauvées par les missionnaires au 19e siècle.

Et qu’une nouvelle génération de messagers de la Bonne Nouvelle tente aujourd’hui d’imiter. Toujours enchaînés à leurs certitudes, toujours esclaves de leurs dogmes.

Récit publié dans Le Devoir, 5 mai 2012

Fragments d’ailleurs, 50 récits pour voyager par procuration est publié aux Éditions Somme toute.