Alors, nous disons donc un paquet de cigarettes, une bouteille d’alcool à 96 degrés et des feuilles de coca. Autre chose ?
— Euh… Ah ! Un bâton de dynamite.
— Et un bâton de dynamite, avec sa mèche. Ça fera 30 bolivianos.
Je suis au marché des mineurs de Potosi, en Bolivie, là où les pauvres bougres qui travaillent à la mine rampent chaque matin faire leurs emplettes, là où les étrangers de passage se procurent quelque objet de première nécessité pour quiconque doit passer la journée enfoncé jusqu’aux ouïes dans le ventre de la Terre.

Car, pour avoir le privilège de pénétrer dans l’antre labyrinthique du Cerro Rico, l’énorme « montagne riche » qui domine la ville, il faut emporter avec soi un petit quelque chose à donner aux mineurs qu’on rencontrera dans leur monde souterrain. Sans oublier le diable, chez qui je m’apprête à entrer.
Avant de partir, ma guide, Marlene, m’avait demandé quel type de galerie j’avais envie d’explorer : facile, intermédiaire ou extrême ? En m’engouffrant dans le premier boyau rocheux creusé à la verticale, puis en descendant sur une échelle de fortune à moitié raboutée, j’ai commencé à douter du niveau de la galerie. J’ai persisté à le croire en empruntant le deuxième boyau vertical, puis en marchant tout recroquevillé, une fois à l’horizontale. Mais c’est quand je l’ai aperçu, Lui, au bout d’un boyau perpendiculaire au couloir principal, que je ne m’en suis plus formalisé.

Dans plusieurs galeries de la mine de Potosi, une statue d’El Tio, le diable, se dresse en effet dans une niche, toujours couverte de guirlandes et d’offrandes laissées par les mineurs, pour leur porter chance et ne pas froisser le maître des lieux. Ma guide ne fait pas exception à la règle et elle entame bien vite un petit rituel avec ce supay, dont le nez est noirci par toutes les cigarettes qu’on lui a offertes allumées. Comme si on n’étouffait pas déjà assez dans ce trou à rats où l’oxygène se fait rare, puisque ses 400 galeries sont situées entre 4000 et 4700 m de profondeur.
Après avoir répandu des feuilles de coca sur El Tio, Marlene verse un peu d’alcool de-ci, de-là, en insistant sur le braquemart bien raide du diablotin. « Il faut en mettre un peu partout, surtout sur lé pinisse. Trrrès immpôrtanté, lé pinisse. » Rares sont les endroits du monde où Éros et Thanatos font aussi bon ménage : la mine, source de vie pour d’innombrables familles de Potosi, est également un extraordinaire filon de létalité, et ce, depuis des lustres.
C’est au 16e siècle que les Espagnols ont commencé à forer le Cerro Rico, où se trouvait le gisement d’argent le plus phénoménal jamais trouvé sur la planète. En quelques décennies, le précieux minerai a enrichi la couronne d’Espagne et… a envoyé à l’abattoir huit millions d’esclaves – six millions amérindiens, deux millions africains.
Aujourd’hui encore, les conditions de travail exécrables et les règles de sécurité minimalistes qui prévalent dans la mine ouvrent la voie au trépas de plusieurs Boliviens, quand ils ne clamsent pas de la silicose, comme le père de ma guide. « À côté de ça, Germinal, c’est le Club Med ! » m’avait dit Christophe, un Franco-Bolivien de Sucre.

Au fil des siècles, l’argent a aussi catalysé la croissance de Potosi, qui fut un temps plus populeuse que Londres ou Paris. En 2014, les ravissantes et innombrables façades coloniales – aujourd’hui joliment décaties –, les nombreuses églises et la Casa de la Moneda (Frappe royale) ont valu à Potosi d’être inscrite sur la Liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.
Mais sous terre, rien de tout cela n’importe. Sous terre, on songe à tous ceux qui ont péri noyés dans ces courants d’obscurité, on est taraudé par l’oppression des couloirs étriqués, par les effondrements qu’on craint toujours, dans ce gruyère grugé de l’intérieur depuis près de 5 siècles, et qui compte pas moins de 5000 entrées. Sous terre, on regarde devant soi et on garde le profil bas.
— Attention à votre tête ! dit Marlene devant le plafond.
— Vous êtes sûre que c’est une galerie intermédiaire ?
— Tout à fait : les galeries difficiles sont boueuses, exigent plus d’acrobaties, nous forcent à ramper et sont dangereuses, avec leurs trous béants un peu partout, confirme Marlene.
Chaque semaine, cette quadragénaire retourne dans la mine qui a avalé son époux et l’a transformée en mère monoparentale, il y a cinq ans, pour cause d’effondrement. Parfois, elle s’y engouffre pour une visite d’une demi-heure ; parfois, elle y entre pour toute la journée, avec des aventuriers spéléologues curieux d’arpenter les recoins les plus reculés de ce labyrinthe, qui relègue celui de la pyramide de Kheops au rang de parcours mineur.
Tandis que nous progressons, une lueur se profile au loin : c’est un mineur, qui plonge bientôt dans l’obscurité d’un trou béant, pour aller rejoindre son filon… qu’il creusera au marteau et au burin. Même ceux qui disposent de foreuses pneumatiques doivent composer avec du matériel vétuste ou archaïque. Dans un cas comme dans l’autre, le travail à la mine n’a rien de réjouissant.
Un autre mineur se pointe bientôt, la mine renfrognée, l’air résigné, comme s’il s’en allait au goulag minéral. En le voyant et en apprenant que j’aurai encore 20 minutes à marcher, le souffle court, dans cet environnement étouffant, j’ai subitement moins envie d’aller plus loin. « On lui offre la dynamite, les feuilles de coca et le reste ? Je pense que j’ai compris le principe », dis-je à Marlene.

J’ai beau être avec la meilleure des guides, muni d’un bon équipement et d’une bonne lampe, rien n’y fait : je me sens de plus en plus angoissé à mesure que je progresse dans ce silence froid et assourdissant, digne d’un tombeau.
—Au fait, elle date de quand, cette galerie ?
—De 1545, dit Marlene. C’est l’une des premières à avoir été creusées.
C’est peut-être ça qui me tarabuste tant. Combien d’hommes ont laissé leur vie en ces lieux, combien d’âmes torturées planent encore en ces limbes, à mi-chemin entre ciel et terre ? Je ne veux pas le savoir et je n’ai qu’une seule envie : quitter ce couloir de la mort et retourner à l’air libre, dans le monde des vivants. Quant à la mine, qu’elle aille au diable. Après tout, c’est la sienne…
Récit publié dans Le Devoir, 6 août 2016
Fragments d’ailleurs, 50 récits pour voyager par procuration est publié aux Éditions Somme toute.