Née en 1988, Marie-Pier Lafontaine vit à Montréal. Son premier livre, Chienne (Héliotrope, 2019 ; série « P », 2021), a connu un vif succès. Il a remporté le prix Sade 2020, a été finaliste aux Prix littéraires du Gouverneur général, catégorie Roman (2020), et au Prix du CALQ — Œuvre de la relève à Montréal (2020). En 2020, Chienne a paru en France aux éditions du Nouvel Attila et, en format de poche, chez J’ai lu. Il sera traduit en espagnol aux éditions argentines Godot, tout comme son plus récent essai, Armer la rage : Pour une littérature de combat.
Comment s’est déroulée la création de ce livre ?
J’ai écrit la première version de l’essai dans le cadre de mon mémoire de maîtrise en création littéraire à l’UQAM. C’est ma directrice de l’époque, l’écrivaine Martine Delvaux, qui m’a donné confiance en mon projet et qui m’a encouragée à le retravailler, pour publication. Elle m’a d’abord suggéré de laisser du temps passer, puis, quand je serais prête, d’exploiter la colère qui m’habite, de la placer au centre du texte, d’en faire un moteur franc de l’écriture. Et de porter le Je avec davantage de conviction. Deux ans plus tard, j’ouvrais une nouvelle page blanche sur mon ordinateur et je commençais la rédaction de ce qui allait devenir Armer la rage. Je cherchais une écriture plus authentique. Alors j’ai écrit comme si personne n’était pour me lire.
Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ? Quel message vouliez-vous faire passer ?
Les deux choses principales que je souhaiterais qu’on retienne de ce livre sont les suivantes : je refuse de me taire, et toutes les formes de dénonciation des violences sexuelles et misogynes portent en elles-mêmes une charge défensive. Elles sont toutes une manière de contre-attaquer ; elles contiennent toutes quelque chose comme une pulsion de vie.
///
Un extrait de Armer la rage : Pour une littérature de combat
J’ai longtemps cru qu’écrire permettait de retourner dans l’entre-deux des violences. Seul lieu infantile à peu près sécuritaire. Une cachette inédite où le père ne me trouverait pas. Il me semblait que je devais retrouver les moments sans coups. Instants d’échappée à partir desquels renverser, depuis l’intérieur, son pouvoir d’assujettissement (j’aime croire qu’il s’agit d’espaces à ciel ouvert où l’imaginaire peut s’emporter, s’emballer. J’aime croire que l’imaginaire naît depuis ces lieux. Qu’il s’y invente d’autres horizons, de nouvelles nuits, ne s’épuise pas). J’ai trouvé l’esthétique du livre que j’écrivais dans les trouées de la rage de mon père. Dans les faux répits. Il s’agissait, à rebours, de me défendre contre lui. De puiser, dans les périodes plus ou moins longues de « tranquillité », l’énergie du coup de poing. Les phrases seraient courtes et concises. Parfois, elliptiques. Les images et les métaphores réduites au minimum. Les actions et les gestes seraient mis au premier plan. Il y aurait une économie de mots. Une présence exagérée de points, même là où il n’est pas syntaxiquement correct de les mettre. Et j’allais marteler certaines phrases. Je voulais une écriture qui reprendrait la violence du père à son propre compte, qui la lui arracherait des poings.
Même si Je est la somme de ses traumas, il n’en demeure pas moins que, dans l’écriture, c’est Je qui donne les coups.
C’est donc au cœur de la forme qu’apparaît la première évidence de l’écriture du trauma : l’esthétique et le politique y sont indémaillables. Sous ses différentes formes, elle est une écriture qui transgresse les lois du Père. Elle brise les barreaux invisibles de son emprise pour rendre visible son revers, la face cachée, mais répandue, de la négligence familiale. Écrire, peindre, sculpter, dessiner son expérience de l’inceste sont des manières d’opérer une brèche dans la réalité traumatique, d’ouvrir une voie d’accès, un chemin de traverse vers les autres survivantes. Tout comme la prolifération des hashtags de dénonciation. Prendre la parole revient à prendre corps. L’écriture du trauma incarne donc une pulsion d’avenir, une audace. Ce que l’audace contient de forces transgressives et jubilatoires, l’écriture du trauma le revendique. Dans un contexte de domination masculine, elle détourne les ordres qui se répercutent constamment dans nos intimités : nous taire ou mourir. N’en déplaise à tous les détracteurs de la littérature de combat, revendiquer sa propre survie par la création donne de la puissance. Il s’agit d’un geste féministe par lequel suspendre, quelques instants peut-être, la fatalité du réel. Être une femme et écrire Je, dans la culture du viol actuelle, est intention, symbole de survie, un acte délibérément transgressif.
Une révolte esthétique et politique.
Une contre-attaque.