Ce qui se cache derrière Au carrefour

Le roman Au carrefour, de Jean-François Sénéchal, est en lice pour les Prix littéraires du Gouverneur général 2019 dans la catégorie Littérature jeunesse – texte. 

Fils de deux enseignants, Jean-François Sénéchal est né au milieu des livres. Après des études en anthropologie et quelques textes sur Haïti, il retourne à ses premières amours et se consacre à la littérature. Son troisième roman, Feu, lui a valu d’être finaliste des Prix littéraires du Gouverneur général du Canada (catégorie Littérature jeunesse – texte). Le boulevard, qui figure sur la liste d’honneur 2018 de l’International Board on Books for Young People (IBBY), lui a valu plusieurs récompenses. Son dernier roman, Au carrefour, a remporté le Prix jeunesse des libraires du Québec en 2019. L’auteur est également lauréat du prix Joseph-S.-Stauffer 2017 en littérature.

Comment s’est déroulée la création de l’œuvre ?

Au carrefour est un récit du quotidien né d’un acte de création quotidien. Dans ce projet, il y a recouvrement entre temps du roman et temps d’écriture, car j’ai attribué à tous les deux une période temporelle similaire. Ce faisant, j’ai aussi tenté de privilégier dans le geste d’écriture et sa reprise quotidienne une fluidité que je souhaitais rendre manifeste dans le rythme du récit. Chaque jour, j’ajoutais à l’histoire de Chris des moments de vie que mon personnage considérait comme dignes de mention. Chaque jour, je donnais la parole à Chris pour qu’il raconte des actions, des événements dont il était l’acteur ou le témoin, mais surtout pour qu’il en offre une interprétation, une signification bien personnelle. À sa façon, Chris est un philosophe du quotidien qui, comme les penseurs grecs de l’Antiquité, est préoccupé par l’idée de la vie bonne. À travers le filtre de son handicap intellectuel, Chris aspire simplement à une vie bonne, tout en se questionnant sur la souffrance qui surgit dans ce quotidien, en particulier la souffrance de sa mère et celle que son départ a engendrée chez lui.

Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de ce livre ?

J’aime croire que par ses pensées et ses actions, Chris sait nous ramener à l’essentiel. De façon implicite, Chris nous rappelle que le bonheur se trouve bien loin des grands capitaux économiques, culturels ou symboliques mis en valeur dans nos sociétés. Les mirages et les chimères sont nombreux en ce monde, et Chris y est comme étranger, car sans doute trop soucieux d’installer l’amitié, la reconnaissance et l’amour partagés au cœur de sa vie. Comme Chris le comprend très bien, les conditions du bonheur résident dans les ressources inestimables de notre rapport à l’Autre, et c’est ce dont j’aimerais que les lecteurs retiennent de mon roman.

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Un extrait de Au carrefour

On sortait ensemble depuis deux ans quand Chloé a déménagé chez nous. C’était sérieux, notre amour, pis c’est normal d’habiter ensemble quand on s’aime, tout le monde sait ça. Faut croire que tu m’aimais pas assez, maman, parce que t’es partie le jour que j’ai eu dix-huit ans. Mais peut-être aussi que t’aimais pas ça, vivre avec quelqu’un, c’est vrai que t’as jamais laissé tes chums habiter chez nous plus qu’une couple de semaines. T’aimais peut-être trop ta liberté, comme madame Sylvester m’a déjà dit. Moi, la liberté, je suis pas sûr d’aimer ça, parce que le monde se ramasse tout seul à cause d’elle.

J’étais content d’habiter avec Chloé, c’était plus simple pour se voir pis faire des affaires ensemble. Pis comme ça, j’avais toujours quelqu’un à qui parler le matin en me levant. Chloé aime pas trop ça, parler le matin, mais c’est pas grave, ça me dérange pas de parler tout seul, j’ai l’habitude. J’espère que ça te dérange pas qu’on dorme dans ta chambre, maman. Elle est plus grande que la mienne, pis y a plus de place dans ta garde-robe. J’ai mis ton linge dans des boîtes, j’ai rien jeté. Chloé m’a aidé à tout bien plier ton linge, mais je me suis fâché quand elle a essayé une de tes robes. Elle pouvait pas porter ton linge, c’était pas à elle. De toute façon, ça lui va pas aussi bien qu’à toi, le linge serré, en plus qu’elle était plus grosse qu’avant. Je l’ai dit à Chloé, pis elle est allée enlever la robe en cachant son ventre avec ses mains.

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Au carrefour, par Jean-François Sénéchal, Leméac Éditeur