L’œuvre littéraire d’Antonine Maillet, romancière et dramaturge, est considérable : plus de vingt romans, de nombreuses pièces et monologues pour le théâtre, plusieurs traductions ainsi qu’un essai, Fais confiance à la mer, elle te portera, paru en 2010.
La Sagouine, présentée depuis plus de quarante ans au Canada, en France et dans divers pays a donné son nom à un parc thématique à Bouctouche, ville natale de l’auteur, Le Pays de la Sagouine qui, depuis vingt-cinq ans, raconte l’Acadie moderne et de toujours.
Elle a reçu de nombreux prix littéraires dont le prestigieux Prix Goncourt pour son roman Pélagie-la-Charrette (1979) et une trentaine de doctorats honorifiques. Antonine Maillet est, entre autres, membre de la Société royale du Canada, compagnon de l’Ordre du Canada, officier de l’Ordre de la Légion d’Honneur de France, Chancelier émérite de l’Université de Moncton et membre du Conseil privé de la Reine pour le Canada.
Comment s’est déroulée la création de l’oeuvre ?
Il m’est apparu aux petites heures qui précèdent l’aube, à la seconde où le temps se fractionne et vient s’adresser, l’air de rien, au premier sens qui passe du rêve à la réalité. Ce matin-là, ce fut l’ouïe qui a perçu très nettement la phrase : THE STILL WINK TO PASSING TIME.
Je la cite telle qu’elle a frappé mon tympan, en anglais et toute en majuscules. J’ai souri, de surprise et de plaisir. Shakespeare, sûrement, qui s’infiltrait dans mon sommeil. Mais pourquoi? à quel propos? et dans laquelle de ses œuvres allait-il la repêcher? Je l’ai remâchée jusqu’au réveil complet, jusqu’à l’heure d’entreprendre la fouille gigantesque dans… non, je n’y arriverais pas. Mais ces six mots me fascinaient. Le Temps qui venait me cligner de l’œil à l’instant où je me trouvais sur le bord de renoncer. Et, par un heureux hasard, c’est ce jour-là qu’entrait chez moi une complice, Geneviève, experte en recherche informatique, et je lui lance :
– Pourrais-tu me dénicher dans Shakespeare la phrase suivante…
– On trouve tout dans Google, accorde-moi trente secondes.
Trente secondes pour redécouvrir une phrase qu’un génie universel a pris une vie à écrire…
– Non , Shakespeare n’a jamais écrit ça.
– Ah? Alors cherche chez les autres poètes anglais…
Une autre trente secondes, et non : aucun poète anglais n’a écrit The still wink to passing Time. Google est catégorique. Je dois me rendre à l’évidence : ou je l’ai inventée de toutes pièces, ou je l’ai inconsciemment dénichée dans le fouillis de mon cerveau parmi les feuilles volantes que le temps fait sauter d’un siècle à l’autre.
Nous sommes tous les garants d’un trésor universel. Et le chanceux qui se trouve au bon endroit au moment où passe une image, une vision, une laize de mémoire égarée entre deux océans et deux millénaires, s’il l’attrape, elle est à lui.
Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de ce livre ? Quel message vouliez-vous faire passer ?
Ce que je souhaite que les lecteurs retiennent de mon livre, je ne saurais l’exprimer mieux que dans l’extrait que je vous propose ci-dessous.
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Un extrait de Clin d’oeil au Temps qui passe
Je m’offre et vous offre un nouveau personnage qui vient de loin et ne ressemble à personne. Je ne sais pas comment mes quelque deux mille autres pourraient l’accueillir. D’abord cet incongru ne se comporte pas selon les règles, il est fuyant, capricieux, insaisissable. Et pourtant il les précède tous et leur survivra. Appelons-le par son sobriquet : le Temps qui court. Mais son vrai nom, noble et redoutable, remonte à la nuit des temps : le Temps qui passe.
Pour tout vous dire, alors que j’avais juré de ne jamais entrer moi-même dans la galerie de mes créatures, je sens qu’aujourd’hui je les tasse, faites de la place à celui qui s’affuble du nom de Temps qui passe. Et personne n’est dupe, appelons une chatte une chatte, ce Temps, c’est le mien, c’est moi.
Ma vie. Une valse à trois temps : l’aube, le plein jour, la brunante.
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Clin d’oeil au Temps qui passe, par Antonine Maillet, Leméac Éditeur