Ce qui se cache derrière Et si un soir

La pièce Et si un soir, de Lisa L’Heureux, est en lice pour les Prix littéraires du Gouverneur général 2019 dans la catégorie Théâtre. 

Autrice et metteuse en scène, Lisa L’Heureux a fondé et dirige le Théâtre Rouge Écarlate, pour lequel elle a notamment créé Ciseaux et Pour l’hiver (prix Jacques-Poirier Outaouais 2017). Très active au sein du milieu dramaturgique de la région d’Ottawa-Gatineau, elle participe à l’écriture de nombreux collectifs dont Love is in the birds : une soirée francophone sans boule disco (Théâtre du Trillium), Comment frencher un fonctionnaire sans le fatiguer (Les Poids Plumes) et Tapage et autres bruits sourds (Les Poids Plumes et le Théâtre français du CNA). Après avoir le Prix littéraire Trillium 2019, sa deuxième pièce publiée chez Prise de parole est maintenant finaliste au Prix Émergence AAOF, au Prix du livre d’Ottawa et aux Prix littéraires du Gouverneur général, catégorie Théâtre. La production de Et si un soir, du Théâtre Rouge Écarlate, s’est également mérité deux Prix Rideau Awards, dans les catégories « Production de l’année » et « Conception sonore ».

Comment s’est déroulée la création de l’œuvre ?

La première version s’est réalisée dans un état d’urgence, sans jugement, sous forme d’écriture de l’inconscient. Ensuite, j’ai tout effacé pour recommencer, plusieurs fois. De cette première version, il ne reste qu’une faible trace, car pendant plusieurs années, je me suis permis d’errer dans l’écriture de cette pièce. J’avançais, j’effaçais, je doutais, et puis je recommençais. Avec la nuit comme guide, je n’avais aucune envie d’imposer une forme à Et si un soir. J’ai donc longtemps été perdue, par choix. Peu souvent, on s’accorde le droit d’être perdu, c’est mal perçu, même si ça exige une présence accrue de la personne qui cherche. À une étape critique du processus d’écriture de cette pièce, on m’a dit que je ne faisais rien pour avancer le théâtre contemporain, autrement dit, qu’aux yeux de cette personne, ce que j’écrivais était sans valeur. Sur le coup, j’ai été complètement dégonflée, pour ne pas dire détruite. C’est fou comme le regard de l’autre peut être fracassant, surtout lorsqu’on le laisse entrer sans réserve pour scruter notre désordre, surtout si cette personne est dans un rôle d’autorité. Avec le temps, l’écriture est revenue, habitée par un plus grand doute, par un plus grand vertige, car j’étais néanmoins convaincue qu’il fallait aller au bout de Et si un soir. Je travaillais par impression, par intuition, je faisais de l’insomnie chaque fois que je replongeais dans l’univers de cette pièce. Et puis, éventuellement, j’ai rassemblé autour de moi une équipe d’artistes de théâtre exceptionnels, composée de concepteurs et d’interprètes qui étaient prêts à déchiffrer ce territoire de l’inconnu à mes côtés. Tout ce qu’il y a de merveilleux dans cette pièce leur appartient.

Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de ce livre ? Quel message vouliez-vous faire passer ?

La lecture de cette pièce dépend de vous et de l’interprétation que vous en faites. Elle se veut onirique, à la fois simple et concrète, abstraite et fuyante.

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Un extrait de Et si un soir

ANITA
Des fois
J’ai envie de pleurer pour rien
J’ai envie de plus ressembler à personne et
De plus appartenir au silence et
J’ai envie de pitcher mon corps devant le métro et
J’ai envie de me garrocher dans les bras du premier venu
Qui est capable de soutenir mon regard
Pendant au moins 30 secondes
Sans avoir eu son trop-plein de mes bêtises et
J’ai envie de sauter la fameuse première fois
Celle où le chemin entre deux corps est encore à frayer
Où les doigts et les bouches sont tendus et timides et malhabiles et
J’ai envie de sauter sans devoir m’attacher à quelqu’un ou quelque chose
En m’abandonnant complètement au vide
Comme si c’était des bras
J’ai envie de lécher une peau mouillée
Avec la soif de quelqu’un qui sort du désert et
J’ai envie de vivre un miracle
Sans devoir croire que c’est possible et
J’ai envie que nos vies soient sur fond de musique pop
J’ai envie de manger jusqu’au point de vomir
J’ai envie de crisser tous les bills que je suis pas capable de payer
Dans la toilette et de chier dessus avant de les flusher
J’ai envie de cracher du haut d’un bâtiment sur la tête d’un passant
J’ai envie d’être l’objet d’un peepshow
Et de tellement faire flipper les faux-puritains
Qu’ils meurent tous brusquement de crises cardiaques et
J’ai envie de brûler toutes les banques du monde
Et d’effacer nos mémoires collectives
Pour qu’on doive réapprendre à se servir de nos mains
Pour réinventer l’origine de notre humanité

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Et si un soir, par Lisa L’Heureux, Éditions Prise de parole