Chloé Savoie-Bernard est une écrivaine montréalaise qui pratique la poésie (Royaume scotch tape, L’Hexagone, 2015 ; Fastes, L’Hexagone, 2018) et la nouvelle (Des femmes savantes, Triptyque, 2016). Elle a aussi dirigé le collectif Corps, paru chez Triptyque en 2018. Elle a collaboré à plusieurs revues dont Filles Missiles, Estuaire et Granta, en plus d’offrir des lectures de ses textes sur différentes scènes au Québec, au Canada, au Mexique et en Haïti. Elle a collaboré avec des musiciens, des cinéastes et des artistes visuels à des projets collaboratifs. En outre, elle complète actuellement un doctorat sur l’écriture au féminin au Québec à l’Université de Montréal.
Comment s’est déroulée la création de l’œuvre ?
L’artiste visuelle Althea Thauberger m’a approchée, ainsi que d’autres écrivain.e.s, pour écrire des poèmes qui feraient partie d’une installation vidéo qu’elle réalisait. L’invitation était ouverte, mais j’ai eu l’impulsion d’écrire sur le colonialisme, sur les corps, sur l’habitation des lieux. Très vite, je me suis aperçue que j’écrivais sans m’arrêter, que la quantité de textes dépassait ceux dont j’aurais besoin pour ce projet seul. C’est devenu Fastes.
Quel message voudriez-vous faire passer avec ce livre ?
J’ai voulu parler de la difficulté à rester souveraines dans son corps, dans nos identités, quand toutes les structures de pouvoir concourent à nous morceler et à nous faire disparaitre. Quand nous sommes poreuses, si ouvertes, si traversées d’influences, parfois néfastes, parfois heureuses, est-il possible de se rester fidèles ?
Les corps dans Fastes sont en morceaux, mais ils se reconfigurent, se réagencent, cherchent une forme qui pourrait leur correspondre. Ils se refusent à la fixité, se refusent à la définition. J’ai voulu évaluer ce qui résiste et ce qui cède dans les corps vivants ; j’ai voulu trouver des voies afin de s’appartenir. Je ne sais pas si c’est un message ou si c’est un espoir.
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Un extrait de Fastes
au verso des frôlements
nous avons clouté nos chairs
plutôt que de les laisser écartées et vastes
se croire étanches est plus aisé pour nous
dont les scarifications servent de dentelle
comblant les aspérités des jupes
lorsque trop serrées elles nous éclatent dessus
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à force de marcher à côté de mes pas
j’ai vu ma face s’arracher de ses arrêtes
elle s’est affaissée puis s’est baladée
de mon cou à ma cage thoracique
elles sont glissantes ces versions de moi
qui s’agitent dans mes organes
pataudes elles clignotent
avant de s’accumuler au sol
***
j’ai réchappé le garrot de ma silhouette
joué dans les emmanchures
débranché les tuyaux
tout fait couler dans un grand bassin
rassembler sang à moi
et sangs égarés par d’autres
tous les bouts qui dépassent
toile vide peau molle et excédentaire
je les ai pliés raccotillés
rentrés à l’intérieur
il faut trouver de la place
même s’il n’en reste plus
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Fastes, par Chloé Savoie-Bernard, L’Hexagone