Frédérique Bernier habite à Montréal et enseigne la littérature au cégep de Saint-Laurent. Elle a fait des études en philosophie, puis en littérature (M.A, Ph.D.) et publié quelques ouvrages (dont La voix et l’os, PUM, 2010). Elle a longtemps fait partie du comité de rédaction des cahiers littéraires Contre-jour. Elle est particulièrement attirée par les œuvres hybrides, à mi-chemin entre narration, réflexion, rêverie et autobiographie. C’est ce genre d’essai un peu informe qu’elle tente maintenant de pratiquer.
Comment s’est déroulée la création de ce livre ? Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ? Quel message vouliez-vous faire passer ?
Hantises n’est pas le fruit d’un projet délibéré, qui aurait précédé sa rédaction. Le livre s’est fait un peu malgré moi, au sens où il avait pour ainsi dire déjà commencé à s’écrire avant de prendre la forme du petit ouvrage qu’il est devenu. Les premières sections sont nées d’un élan d’écriture cherchant à tisser des liens entre certaines expériences de vie et mon rapport à la littérature, mais elles se sont écrites sans savoir qu’elles allaient constituer le début d’un livre. C’est l’invitation que m’a formulée Jean-François Bourgeault, qui cherchait des essais courts pour la collection « Miniatures » encore à naître aux éditions Nota Bene, qui m’a véritablement lancée. À partir de ce moment, j’ai considéré la possibilité d’approfondir la méditation que j’avais amorcée quelques mois auparavant et qui était restée en suspens. C’est ainsi que mon écriture s’est déployée, en intégrant aussi certains textes parus précédemment dans la revue Contre-jour qui me semblaient appartenir à la même veine. Sans cette invitation, Hantises n’aurait pas existé. Cela illustre bien comment l’écriture fonctionne souvent de façon à la fois fortuite (à la faveur d’une occasion extérieure) et résolument « nécessaire », au sens où ce carnet émane de mes obsessions, de mes élans, de mes manies, terreurs et joies les plus intimes et tenaces.
Par ailleurs, Hantises ne cherche pas à dire quelque chose de précis, à livrer un message ou à raconter des événements hors de l’ordinaire. Ce qui s’y expose, c’est un rapport au monde, une sensibilité particulière, forgée par la fréquentation des œuvres littéraires. Ce sont les élucubrations un peu folles de quelqu’un qui prend la littérature assez au sérieux pour penser qu’elle peut changer la vie.
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Un extrait de Hantises
Oui, parfois, on voudrait que la vie soit aussi à la hauteur de ce qu’on cherche follement dans les livres (où l’on a pris l’habitude de ronger son os, de courir après son foutu fantôme de chien). C’est aussi bête que cela. Avoir ce besoin criant en soi est la seule définition que je donnerais du mot « littéraire», la seule adhésion véritable que je peux avoir vis-à-vis de cet adjectif. Toute ma bibliothèque pour un parfait moment littéraire dans la « vraie vie », comme le disent les enfants. J’avoue ici, je le sais, quelque chose d’inavouable, de gênant. Cela relève d’un romantisme de midinette. Madame Bovary, c’est moi. Je ne m’en excuserai pas. (Sauf quelques fois, entre parenthèses.) Car ce qui est gênant et honteux, de nos jours, ce n’est pas le sexe dans lequel tout le monde fait semblant de se vautrer pour être compté parmi ceux qui jouissent de la vie (je n’ai rien contre, ceci dit, le sexe et jouir de la vie). Ce qui est gênant aujourd’hui, c’est l’amour, comme le relevait déjà Barthes il y a quarante ans, et peut-être plus encore d’afficher sans vergogne sa croyance en l’absolu. En un absolu littéraire qui, surcroit de ridicule, daignerait venir à notre rencontre, tel un ange déchu, dans la « vraie vie ».
L’absolu littéraire dont je parle n’est rien d’autre que cet étrange espace sous-marin que creuse en nous la fréquentation de ces œuvres-marées qui nous donnent soudain le sentiment d’exister de façon totale, comme si le sentiment d’exister tenait paradoxalement dans le fait de pouvoir s’abolir afin de n’être plus que l’écho de la voix d’un autre. Ce qui s’appelle lire. N’être rien d’autre que cette chambre d’écho où résonne une voix nous parlant d’un monde que l’on accueille enfin comme le sien. Nos contacts quotidiens avec les autres, si riches et agréables soient-ils, ont souvent peu à voir avec cette qualité de présence — ou d’absence. Cette expérience de dépossession consentie est peut-être tout ce qu’il nous reste de certains rituels initiatiques archaïques, et rien ne s’y compare vraiment en intensité sinon la passion amoureuse et l’accouchement. Dans les trois cas (lire, aimer passionnément, accoucher) un événement vital a lieu d’avoir laisser l’autre se frayer un passage en nous. De s’être fait passage.
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Hantises, par Frédérique Bernier, Nota Bene
Bonjour,
Très beau texte, qui a mon sens décrit aussi fort bien, le lien amoureux, la relation consciente.
Et qui donne envie de découvrir cette auteure québécoise.
N-B. Svp, corriger la faute de grammaire de la toute dernière ligne du texte:
… avoir laisser l »autre pour avoir laissé l’autre
Merci!