Née en 1990 à Montréal, Charlotte Biron est titulaire d’un doctorat en études littéraires décerné conjointement par l’Université Laval et l’Université Paul-Valéry Montpellier 3. Elle fait de la radio et de la création sonore depuis une dizaine d’années. Elle est chargée de cours en littérature et chercheuse postdoctorale à l’Université de Montréal. En 2022, elle fait paraître son premier livre, Jardin radio, au Quartanier.
Comment s’est déroulée la création de ce livre ?
L’écriture du livre a commencé malgré moi, quand j’ai appris que j’avais une tumeur à la mâchoire. Mes carnets se sont remplis de notes sur l’hôpital et sur la peur que j’avais de perdre ma voix. Il y avait aussi la radio. Jamais je n’ai autant aimé les voix qu’au moment où j’ai pensé perdre la mienne. Durant toute cette période, je retenais comme une éponge les passages radiophoniques qui décrivaient le corps en marge de la vie performante, celle qu’on est entraîné à mener. Je peux encore réciter par cœur certaines phrases de Susan Sontag ou de Kaitlin Prest. Après les convalescences, le livre s’est imposé, et je suis devenue obsédée par une autre question : comment ne pas trahir la difficulté ou l’impossibilité de réfléchir et d’écrire pendant qu’on est malade ? Je n’ai pas trouvé de réponse, mais l’écriture de Jardin radio est traversée par cette idée.
Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ?
Il y a un paysage mental récurrent chez les malades : un endroit qui ressemble à un sol lunaire. C’est l’image d’une souffrance et d’une inaccessibilité au monde. Dans le livre, je reviens beaucoup sur cet environnement horrible et grandiose qui offre un modèle de composition au décor autour de la narratrice. Avec Jardin radio, on est plongé dans un espace qui semble vide et grisâtre et on entre en dialogue avec des voix sans corps. Je voulais que les gens retiennent cette image et qu’on puisse s’y retrouver pour parler de ce qui semble difficile à nommer. Je voulais rappeler que ce lieu solitaire est en fait habité par beaucoup de personnes à la fois, aussi isolées soient-elles.
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Un extrait de Jardin radio
Ce serait un projet littéraire sous la forme de fragments, c’est ce que j’explique à voix basse à une amie dans un local beige. Je lui dis de façon détachée que je vais parler de mes opérations, des opérations qui auraient pu m’empêcher de parler, qui ont affecté ma capacité de parler. J’arrête au milieu de ma phrase, parce que je n’y crois plus, je lui dis que j’ai un rendez-vous, je sors du local, j’étouffe, je m’en vais, je veux courir, j’accélère, je ralentis, j’erre dans la ville, je marche longtemps, je marche pendant des jours, je croise un visage que je connais, alors je reprends, je raconte l’histoire en altérant le son de ma voix, j’enlève les accents de pathos et de tristesse. Je dépose sur le trottoir des phrases calmes, étrangères aux pulsations dans mon cou. La syntaxe et les mots ne doivent ni hurler ni geindre. J’essaie de me rapprocher des faits, d’effacer les émotions, de ne pas bégayer en parlant de la douleur. Je reprends du début, je parle de la maladie en passant sur les événements comme une araignée d’eau, une patineuse sur un lac qui glisse au-dessus des années en regardant le moins possible vers le fond brunâtre.
Non, ce n’est pas l’histoire d’une tumeur. C’est à propos d’autre chose. C’est à propos de la trame qui joue au verso des jours. En cognant sur la coquille des années, on fait résonner le vide. Toc, toc, toc, on entre, et c’est écho, il n’y a presque rien. L’intérieur n’est occupé que par des formes qui se décomposent. Quelques voix s’enfuient, apeurées, comme des rongeurs surpris. Ce ne sont pas des gens, ce sont des voix à la radio. En coulisse, la femme en robe de chambre est toujours là, mais elle s’agenouille, elle s’enroule sur elle-même, puis s’agrandit. Elle ressemble peu à peu à un mausolée. Elle parle d’une blessure en elle, d’une blessure qui a l’aspect du granit souillé. La femme connaît les pores des minerais qui l’alourdissent, qui la révèlent. Elle perçoit des voix. Ce sont d’autres femmes qui résonnent en elle et qui contiennent des sépultures. Elles parlent aussi des pierres dans leur corps.