Née à Québec en 1972, Dominique Fortier est écrivaine et traductrice. Elle a publié cinq romans, dont Au péril de la mer, lauréat d’un Prix du Gouverneur général en 2016. Son plus récent ouvrage, Les villes de papier, a remporté le prix Renaudot de l’essai en 2020. Elle a réalisé plus d’une quarantaine de traductions de l’anglais au français, qui lui ont valu d’être trois fois finaliste aux Prix littéraires du Gouverneur général. Elle a remporté en 2018 le prix de traduction de la Fondation Cole pour sa traduction de Lonely Hearts Hotel, de Heather O’Neill.
Comment s’est déroulée la traduction de ce livre ?
Lullabies for Little Criminals, le premier roman de Heather O’Neill, avait déjà été traduit en français sous le titre de La ballade de Baby par une maison d’édition française, peu après sa parution en anglais. Malheureusement, cette traduction échouait à rendre l’atmosphère du roman, le Montréal des « poqués » et des junkies où vivent Baby et son jeune père Jules, qui y parlaient tous deux une langue tenant plus de l’argot parisien que du joual, ou simplement de la langue québécoise.
C’est ainsi qu’Alto, après avoir brièvement considéré la possibilité d’adapter cette première version française, m’a plutôt demandé de retraduire le texte à partir de l’original, et de lui adjoindre les leçons de vie iconoclastes données par le père de l’auteure (Wisdom in Nonsense, devenu en français Sagesse de l’absurde). Il s’agissait, quelque 10 ans plus tard, de ramener Baby à la maison, de lui redessiner l’univers où elle avait vu le jour, de lui redonner la parole. Le grand défi de la traduction a justement été d’arriver à trouver la voix de Baby, narratrice du roman, une presque adolescente avec un pied dans l’enfance et l’autre dans l’âge adulte, qui évolue dans un univers sordide, mais dont elle ne perçoit pas entièrement la dureté.
Quel message avez-vous retenu de ce livre ?
Mon postulat de base, c’est que la littérature est une sorte d’ensorcellement ; à ce titre, Heather O’Neill figure parmi les plus grandes de nos magiciennes.
Elle réussit à nous raconter l’histoire tragique de Baby sur un ton presque léger, plein de fantaisie, et à nous faire voir les bas-fonds du Red Light sous des couleurs de fête foraine, sans pourtant jamais rien dissimuler de la violence qui s’y joue en toile de fond. Ce roman est un fabuleux numéro d’équilibriste, une preuve éclatante du pouvoir de l’imagination.
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Un extrait de La ballade de Baby suivi de Sagesse de l’absurde
Même s’il y avait le chauffage central dans notre nouvel appartement, Jules a commencé à se sentir mal. Il toussait tout le temps. Il frissonnait chez Burger King même si on était assis aussi loin que possible de la porte pour éviter les courants d’air. Sa fourchette, sur laquelle était posée une montagne d’œufs, a tremblé tandis qu’il la portait à sa bouche.
— Regarde-moi ça. Crisse, je fais pitié.
Il disait tout le temps qu’il avait des poumons en charpie, qui attrapaient tous les rhumes. Il laissait le four allumé au maximum, la porte ouverte, et s’assoyait sur le divan en manteau de ski et en caleçons longs. Il mettait un manteau pour aller dehors même si personne d’autre n’en portait, que c’était le printemps et que l’air sentait la bouette et le chien mouillé. C’était gênant parce que je pensais qu’il n’y avait que les itinérantes qui faisaient ça.
Un matin, quand je me suis levée, Jules était évaché dans le divan et il buvait du sirop pour la toux à petites gorgées. Il a dit qu’il avait eu une horrible quinte de toux et qu’il devait rester assis bien droit pour s’en remettre. Plus tard, il est allé à l’hôpital en haut de la montagne, un de ces hôpitaux immenses avec des gargouilles à la face couverte de suie sur la façade. On lui a dit qu’il avait la tuberculose et qu’il ne pouvait pas rentrer chez lui.
J’aurais voulu vivre à l’hôpital pendant qu’il serait là. Et puis j’ai voulu vivre avec la blonde de Jules, une rockeuse du nom de Marie, mais il a dit qu’elle était trop instable. Une famille, ça ne peut pas compter moins que deux personnes ; deux, c’était Jules et moi.