Patrick Moreau est professeur de littérature au collège Ahuntsic, rédacteur en chef de la revue Argument et essayiste. Il a publié récemment Ces mots qui pensent à notre place (Liber, 2017) et La Prose d’Alain Grandbois (Nota bene, 2019).
Comment s’est déroulée la création de l’œuvre ?
Le projet qui a abouti à l’écriture de cet essai est né d’une rencontre, celle de moi-même errant entre les rayonnages d’une bouquinerie et d’un livre : Les Voyages de Marco Polo. Étant professeur de littérature, je connaissais Alain Grandbois pour sa poésie que j’appréciais beaucoup, mais je n’avais jamais entendu parler de ce récit en prose où il raconte à sa manière le séjour en Chine du célébrissime Marco Polo.
Or, ces Voyages m’ont tout de suite fasciné, sans que je sache trop pourquoi. J’ai aimé le caractère impersonnel d’un récit où la figure du voyageur s’efface devant le foisonnement du monde, la façon dont il décrivait avec poésie et minutie ces lieux exotiques traversés par son personnage, jusqu’à la magie que dégagent tous ces noms propres (cités de Taïcan, plateau de Shewa, royaume de Badakchan, province de Pashaï, etc.) où se perd l’imagination du lecteur.
C’est cette volonté de comprendre mon engouement qui a d’abord guidé l’écriture de cet essai. Et plus je plongeais dans ce récit de Grandbois, plus je découvrais la complexité de sa construction, ainsi que les idées qui s’y déployaient. C’est difficile de le résumer, mais disons qu’il s’agit d’un hymne à la diversité du monde, de ses paysages, des peuples qui l’habitent, de leurs coutumes, hétérogénéité que souhaitent détruire des tyrans comme le premier empereur de Chine Cheu Hoang-ti, qui veut tout assujettir à son pouvoir absolu, ou le conquérant mongol Gengis Khan, rêvant quant à lui « de transformer le monde entier en une immense steppe » — et dans l’ombre desquels on devine la présence menaçante d’autres tyrans plus contemporains : le maître du IIIe Reich, par exemple, Les Voyages de Marco Polo datant de 1941.
Je serais comblé si cet essai pouvait contribuer à remettre à l’honneur le grand écrivain que fut Alain Grandbois.
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Un extrait de La Prose d’Alain Grandbois, ou Lire et relire Les Voyages de Marco Polo
Tout comme son prédécesseur parti sept siècles plus tôt sillonner les routes de l’Asie, Grandbois se montre sensible à la diversité infinie des mœurs, des usages, des coutumes, tout aussi grande que celle des paysages ou des cités de l’Empire chinois. Celle-ci éclate à longueur de pages, se manifeste partout, en dépit de cette « nature de l’homme » qui, comme nous le rappelle l’auteur, « demeure immuable et secrète » (VMP : 76) et vers laquelle une telle diversité nous offre, semble-t-il estimer d’ailleurs, non le plus court, mais l’unique chemin. Car tous ces peuples pourtant voisins que le voyageur rencontre tout au long de sa route ne se ressemblent pas. Au contraire, le narrateur prend soin de ménager entre eux des contrastes : aux habitants hospitaliers et bons vivants de la province de Pashaï, qui aiment « le vin, la danse et l’amour » (VMP : 139), succèdent ceux du royaume de Kachmir qui, bouddhistes, s’abstiennent « de viande et de vin » et dont les moines fort nombreux observent « une chasteté et un jeûne rigoureux » (VMP : 140).
Chaque étape du voyage est l’occasion de dévoiler cette diversité immense, sinon infinie, des mœurs et des usages, qui fait de l’humanité, telle qu’elle apparaît dans Les voyages, une réalité kaléidoscopique. À l’instar de son hypotexte, car Polo joue volontiers lui aussi les ethnologues amateurs, ou en suivant d’autres sources (pour l’essentiel, celles collectées par Charignon), il mentionne ainsi la mode qui veut que les femmes du Badakchan s’enroulent autour des hanches « d’interminables pièces d’étoffe » afin de paraître plus larges, « car les hommes se délectent fort en cela » (VMP : 139) ou bien le fait que chez les Mongols, la saleté soit « une vertu » et que « des défenses rituelles » condamnent « les ablutions » (VMP : 160). Parmi ces usages si diversifiés, en effet, tout est possible, rien n’est exclu. Ici, on assassine l’étranger de passage afin que son âme veille sur la maison où on lui a offert l’hospitalité (VMP : 263) ; là le vol est tenu pour une activité honorable et le voleur jouit de ce fait « de l’estime générale » (VMP : 260).
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La Prose d’Alain Grandbois, ou Lire et relire Les Voyages de Marco Polo, par Patrick Moreau, Nota bene