Ce qui se cache derrière L’animal langage : la compétence linguistique humaine

L’animal langage : la compétence linguistique humaine, traduit par Nicolas Calvé, est en lice pour les Prix littéraires du Gouverneur général 2019 dans la catégorie Traduction. 

Actif dans le domaine de l’édition depuis le début des années 1990, Nicolas Calvé est traducteur littéraire depuis 2009. Il se consacre à la traduction d’essais sur les enjeux et idées politiques, l’environnement, les phénomènes sociaux, l’histoire, l’économie et la culture ainsi que d’ouvrages de vulgarisation scientifique et de philosophie. Ses traductions ont été publiées chez Lux éditeur, Écosociété, Boréal et MultiMondes. Il est membre de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada.

Comment s’est déroulée la traduction de l’œuvre ?

En ma qualité de traducteur d’essais (politique, environnement, histoire, économie, société, culture, etc.), j’ai l’habitude de m’attaquer à des œuvres parfois longues et difficiles d’approche. Toutefois, quand les éditions du Boréal m’ont confié le mandat de traduire ce livre, j’ai éprouvé une certaine appréhension, car je n’avais encore jamais traduit d’ouvrage de philosophie, et je savais que Charles Taylor s’inscrit dans une tradition dont les maîtres (Hegel, Herder, Wittgenstein, etc.) ne se laissent pas digérer aisément, et qu’il est un fin connaisseur des créateurs de l’époque romantique, dont je ne connaissais pas grand-chose au-delà des clichés d’usage.

Mais M. Taylor est un pédagogue doué, aux propos limpides et rigoureusement structurés. Par conséquent, à mesure que j’avançais dans le travail de lecture et de traduction, j’ai suivi une courbe d’apprentissage qui m’a permis de comprendre le texte sans trop de difficulté. Combinée au souci de clarté, de précision et d’élégance qui guide ma rédaction, la pédagogie de l’auteur fait en sorte que L’animal langage est accessible à toute personne curieuse, et non aux seuls philosophes.

Dans ces circonstances, le travail de traduction a pu se dérouler dans les délais que je m’étais fixés. Il va sans dire que certains passages se sont révélés plus difficiles à interpréter que d’autres, mais, la réalisation d’un livre étant par essence un travail d’équipe, je savais que je pouvais compter sur mon éditeur et mon réviseur ainsi que sur un « philosophe-conseil » chargé de valider, de nuancer ou de récuser certains passages problématiques. Et le tout s’est déroulé dans un climat de confiance mutuelle.

Quel message avez-vous retenu de ce livre ?

Le langage est une faculté qui permet à l’être humain de prendre conscience de lui-même et du monde ainsi que de créer du sens. Charles Taylor critique les théories qui le présentent comme un simple outil de description, de traitement de l’information et de communication, et en propose une qui englobe ces fonctions tout en mettant en avant l’inventivité, la créativité et la nature « constitutive » de la compétence linguistique humaine. Celle-ci contredit non seulement les thèses des grands penseurs rationalistes d’autrefois, mais aussi celles de courants contemporains de la philosophie analytique et des sciences cognitives.

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Un extrait de L’animal langage. La compétence linguistique humaine

Qu’est-ce que le langage ? […] En quoi peut-on associer le langage aux autres signes ? Aux signes en général ? Les signes linguistiques sont-ils arbitraires ou fondés ? Qu’ont de particulier les signes et les mots lorsqu’ils ont une signification ? Voilà de très vieilles questions. Si le langage est un objet de la philosophie occidentale depuis belle lurette, il n’a pas toujours suscité le même intérêt. Dans l’Antiquité, par exemple, on ne le considérait pas comme une question fondamentale. C’est au xviie siècle […] que les philosophes ont commencé à l’étudier de plus près. Au xxe siècle, il est pour ainsi dire devenu une obsession, alors que tous les grands philosophes ont élaboré leur théorie du langage […].

Dans ce qu’on peut appeler la modernité, soit à partir du xviie siècle, les philosophes ont alimenté un débat incessant sur la nature du langage, les uns contestant les positions des autres ou s’en inspirant. On peut y jeter un éclairage en classant toutes ces théories en deux grandes catégories. La première regroupe celles que je qualifie d’« encadrantes ». Ces théories cherchent à expliquer le langage en l’inscrivant dans une conception de la vie, du comportement, des finalités ou des facultés mentales de l’être humain qui est définie et exposée sans égard au langage. Celui-ci apparaît à l’intérieur d’un cadre […] et y remplit certaines fonctions, mais le cadre précède le langage, ou peut du moins être envisagé indépendamment de celui-ci.

La seconde famille comprend les théories que je qualifie de « constitutives ». Comme leur nom le laisse entendre, elles sont l’antithèse des théories encadrantes. Selon elles, le langage rend possibles de nouvelles finalités, de nouveaux répertoires comportementaux et de nouvelles significations, si bien qu’on ne pourrait l’appréhender à partir d’une conception de la vie humaine conçue sans lui.

Ce sont là les termes d’un profond antagonisme entre deux écoles de pensée. Mais il s’avère que celles-ci s’opposent l’une à l’autre sur d’autres grandes questions et qu’on peut les mettre en contraste relativement à d’autres dimensions. C’est pourquoi il arrive qu’on les désigne respectivement sous les vocables de « dénotative-instrumentale » et de « constitutive-expressive ». […]

La parole est l’expression de la pensée. Mais elle n’est pas le simple survêtement d’une réalité qui existerait indépendamment d’elle. Elle est constitutive de la pensée réfléchie, c’est-à-dire linguistique […]. La théorie constitutive attire l’attention sur la dimension créatrice de l’expression, laquelle, paradoxalement, rend possible son propre contenu.

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L’animal langage. La compétence linguistique humaine, de Charles Taylor, traduit par Nicolas Calvé, Boréal