Née en 1978 dans les Yvelines, en France, Céline Huyghebaert est artiste. Elle vit à Montréal depuis 2002. Ses œuvres, où se rencontrent arts visuels, langage et littérature, ont été exposées en France et au Canada, notamment à la Fonderie Darling, à Dare-Dare, à la Toronto Art Book Fair et au Centre canadien d’architecture. Le drap blanc, paru au Quartanier en 2019, est son premier livre.
Comment s’est déroulée la création de l’œuvre ?
Il y a eu le désir de m’autoriser à écrire dans une forme que je ne connaissais pas encore. J’ai eu besoin d’accumuler tout un tas de matériaux : des textes, mais aussi des choses qui n’étaient pas encore littéraires, des entrevues, des photographies, des archives, des rencontres et des conversations.
L’écriture peut être très physique, aussi physique que la production d’une sculpture par exemple. Je travaille le livre dans l’espace : au sol, sur des tables, au mur. Ça dépend du lieu dont je dispose. Il faut que les textes s’étalent comme des territoires. C’est là que le montage commence. Je découpe, déplace, colle, crée des relations entre les différents morceaux. Bien sûr, cette étape-là est aussi de l’écriture.
Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de ce livre ? Quel message vouliez-vous faire passer ?
Dans ce livre, je ne retrace pas la vie de mon père, je ne suis pas dans un exercice de commémoration. Je parle des blancs que je ne peux pas combler, des silences dont je suis dépositaire. Je parle du processus d’effacement qui réduit une vie à presque rien. La matière de ce livre, c’est l’oubli et la disparition.
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Un extrait du drap blanc
À l’hôpital, on m’a demandé d’attendre que mon père ait été préparé avant de m’autoriser à le voir. « Préparé. » J’imagine que le personnel soignant dispose d’une salle toute blanche dont les tiroirs sont remplis de petites trousses de survie étiquetées « décès », « séjour prolongé », « métastases ». Dans les trousses, il n’y a pas de médicaments, il n’y a que des listes de phrases. Votre père est parti. Il n’a pas été préparé.
On m’a demandé d’attendre que mon père soit « prêt », mais je ne peux pas. L’angoisse d’arriver trop tard continue de me tirer vers l’avant, la peur de poser mes yeux trop tard sur lui, ma main trop tard sur sa peau. « Je veux le voir. » Mon insistance me surprend. Je suis quelqu’un qui s’excuse quand elle frappe à une porte, quand elle demande conseil, quand elle ouvre la bouche. Mais je ne demande pas pardon pour ce dérangement-là. J’ai le droit d’exiger n’importe quoi, moi, la fille qui n’a pas pu voir son père vivant. Je demande à voir mon père, jusqu’à ce qu’on finisse par m’amener à un lit recouvert d’un drap blanc qu’une main soulève.
Ce n’est pas moi qui soulève le drap. Il y a plein de figurants, ce jour-là et les suivants ; il y a des mains qui portent, déplient, enveloppent, des mains qui signent, des mains qui tapotent mon épaule, et des voix aussi, qui expliquent quoi faire, parce qu’on ne sait pas, où commander les fleurs, les faire-part, l’urne, le prêtre. Des mains soulèvent le drap, alors je vois les paupières tuméfiées de mon père, son visage couleur rouille, s’échappant du drap entrouvert comme les viscères d’une baleine éventrée. J’ignore si c’est la mort ou la cirrhose qui a teinté son visage, ou juste un onguent dont on enduit les morts pour qu’ils ne pourrissent pas, mais c’est comme ça que la mort s’impose : comme un boxeur de haut niveau qui frappe jusqu’au k.-o.
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Le drap blanc, par Céline Huyghebaert, Le Quartanier