Ce qui se cache derrière Le fruit de la puanteur

Le livre Le fruit de la puanteur, traduit par Sylvie Bérard et Suzanne Grenier, est en lice pour les Prix littéraires du Gouverneur général 2022 dans la catégorie Traduction.

montage : L’actualité

Sylvie Bérard est écrivaine et professeure de littérature franco-canadienne à l’Université Trent. Elle est l’autrice de romans de science-fiction (Terre des Autres et La Saga d’Illyge, Alire), de nouvelles et autres récits hybrides (dont Une sorte de nitescence langoureuse, Alire), et de poésie. En 2018, elle a remporté le prix Trillium pour son recueil Oubliez (Prise de parole). Son plus récent recueil, À croire que j’aime les failles, a paru en 2020 chez Prise de parole.

Suzanne Grenier offre des services langagiers depuis plus de 25 ans au sein d’Intersigne, qu’elle a cofondé. Elle a traduit de l’espagnol au français deux romans d’Assar-Mary Santana, parus aux Éditions du remue-ménage sous les titres Boléro et Le récit de la saleté.

Comme traductrices littéraires, elles se sont orientées en tandem vers la science-fiction et le fantastique.

Comment s’est déroulée la traduction de ce livre ?

Dès sa publication en 2002, Salt Fish Girl a signalé Larissa Lai comme une autrice singulière dans la littérature canadienne. Quand Pierre-Luc Landry nous a communiqué son intention de lui donner une vie en français dans la collection Queer des éditions Triptyque et de nous en confier la traduction, nous n’avons pas hésité : un nouveau public aurait accès à ce magnifique récit d’apprentissage science-fictionnel et magico-réaliste.

Le roman que nous allions intituler Le fruit de la puanteur nous invitait à un voyage géographique et temporel, depuis la Chine des temps quasi immémoriaux d’avant la dynastie Shang jusqu’à notre futur proche, en passant par les premiers temps de la Confédération canadienne; depuis des espaces hautement allégoriques jusqu’aux bas-fonds des cités post-cataclysmiques, dans un Ouest canadien si reconnaissable sous son jour dystopique.

La recréation linguistique de ce monde nous a demandé un travail d’attention et de précision qui nous a fait du bien. Dans le contexte des débats publics enclins aux raccourcis, nous prenions le temps d’apprendre et de mûrir. Nous avons expliqué dans la postface du roman comment celui-ci nous a poussées à observer nos propres processus d’identification et de construction du sens. Nous avons abordé les défis interculturels de la traduction de manière participative, avec en tête un lectorat francophone hétérogène, aux intersections d’identités complexes, et lui aussi participatif.

Quel message avez-vous retenu de ce livre ?

Au-delà de ce qui aurait pu se limiter à un constat anticapitaliste, anticolonialiste et antipatriarcal, Le fruit de la puanteur nous entraîne dans les registres marginalisés de l’expérience, à travers les choix souvent périlleux et maladroits des protagonistes Nu Wa et Miranda. Ce roman nous permet de ressentir la vie qui se régénère en dehors des enclaves, dans les inquiétantes zones non réglementées, à même une matière organique d’où jaillissent la fluidité, le mouvement, la sensualité et un souffle poétique.

///

Un extrait de Le fruit de la puanteur

Elle a posé ses deux mains à plat sur le dessus de la coiffeuse et a inhalé l’odeur. Le durian, comme elle n’en avait plus goûté depuis qu’elle était enfant et que sa grand-mère en avait fait passer un, clandestinement, depuis Hong Kong, à l’époque où les Six Grands n’avaient pas le pouvoir absolu et où notre famille n’avait pas encore eu la chance de s’installer à Serendipity.

[…]

Qui sait quel être humain a été le premier à rêver mon secret? C’est maintenant devenu un rituel funéraire. Quand quelqu’un meurt, on met une pierre dans sa bouche – du jade, une perle, quelque chose de frais et précieux qui sera déposé dans la cavité d’où provient la parole. Le vide et sombre lieu d’enracinement de la langue. Une perle, une graine, comme il est petit l’espace nécessaire pour enregistrer tout ce qu’il est essentiel de connaître sur la vie.

J’étais assise dans mon affreuse petite cage de verre, me languissant douloureusement de la mer plantureuse qui paressait de l’autre côté de la paroi. Je tenais la perle dans ma bouche, lisse et ronde, plus dure que la plus dure des pierres précieuses.

Je ruminais. Je promenais la perle dans ma bouche comme si cela avait été un noyau de pêche auquel une idée pouvait s’accrocher comme un dernier morceau de fruit bien juteux. J’ai ruminé et manigancé, essayant de chasser de mon esprit la solution évidente. Je pourrais sûrement m’y prendre autrement, et j’y parviendrais uniquement si j’en avais la patience, si seulement je pouvais vider mon esprit et attendre calmement qu’un plan se présente. Il ne m’en est pas venu.

Et alors je l’ai vue, j’ai vu cette forme parfaite de ma propre invention, une silhouette foncée contre la surface de l’eau.