Mathieu Bélisle est né en 1976. Il est l’auteur de deux essais parus aux éditions Leméac : L’empire invisible : Essai sur la métamorphose de l’Amérique (2020) et Bienvenue au pays de la vie ordinaire (2017). Il enseigne la littérature au collège Jean-de-Brébeuf à Montréal.
Comment s’est déroulée l’écriture de ce livre ?
J’ai écrit l’essentiel de ce livre au cours de l’été 2019. Je travaillais sur un long chapitre consacré aux attentats du 11 septembre 2001, à leurs conséquences politiques et culturelles, et j’ai compris que cet événement malheureux n’était pas seulement un tournant de l’histoire américaine et mondiale, il était aussi une métaphore du nouveau monde qui se mettait en place. Ce qui me frappait, c’était de constater que les tours jumelles qui s’étaient effondrées étaient en quelque sorte toujours là, représentées par ces deux immenses jets de lumière dominant le ciel nocturne de Manhattan. En somme, je comprenais que les tours n’étaient pas complètement disparues, qu’elles s’étaient dématérialisées (c’est d’ailleurs l’image qui sert d’illustration pour la couverture de mon livre). Or, c’est précisément à ce processus de dématérialisation que s’emploie l’empire américain depuis 20 ans, en vertu de la montée en puissance des GAFAM et de leurs innombrables clones, de tous ces réseaux qu’il déploie sur le monde comme autant de filets (ou de webs) qui l’enserrent et le retiennent, le nourrissent et le traversent. Il ne s’agit plus — ou alors de moins en moins — de dominer par une présence matérielle, concrète (même si les bases militaires américaines ceinturent toujours la planète), mais dans l’ordre invisible, qui est celui du désir et de l’imagination.
Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ?
Je pense que ceux qui misent sur le déclin de l’empire américain commettent une erreur d’appréciation. Le paradoxe est que nous n’avons jamais été aussi américains que depuis que nous annonçons le déclin (ou même la chute) de l’empire. Personne ne nous force à suivre son actualité, et pourtant nous portons souvent plus d’attention aux événements qui s’y produisent qu’à ceux qui se déroulent dans notre propre pays. Nul ne nous oblige à participer aux débats qui le déchirent, et pourtant non seulement nous suivons ces débats, mais nous les tenons chez nous, en recourant aux mêmes termes, et parfois à la même Histoire, comme s’ils étaient les nôtres. Nous n’avons plus besoin d’aller vers l’Amérique, c’est désormais elle qui vient à nous. Elle ne représente plus une terre lointaine et étrangère à laquelle nous pouvons accéder au prix de sacrifices immenses ; c’est désormais la chose la mieux partagée du monde, notre bien commun, accessible de partout, où que nous nous trouvions.
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Un extrait de L’empire invisible
Pour se faire une idée juste de la place qu’occupent les États-Unis, il ne suffit pas d’isoler quelques données statistiques, comme l’activité industrielle et le PIB, auquel cas il se peut que des pays très populeux comme la Chine ou l’Inde soient effectivement en train de dépasser l’Amérique, si ce n’est déjà fait. Il faut plutôt se demander qui, à l’heure actuelle et à l’échelle de la planète, écrit et raconte l’Histoire qu’il nous est donné de vivre, qui produit les histoires que nous aimons et nous nous racontons les uns aux autres, qui sert d’étalon de mesure et détient les valeurs refuges, qui impose sa morale et ses principes, qui fait des émules et joue le rôle de foyer normatif, chez qui se concentrent la créativité et l’esprit d’invention, qui attire et mobilise les plus beaux talents, qui inspire la jeunesse. Est-ce que ce sont les jeunes Américains qui rêvent d’être Chinois ou les jeunes Chinois qui rêvent d’être Américains ? La réponse à cette question ne devrait pas susciter le moindre doute.
À une époque où le pouvoir est en train de passer des mains de ceux qui fabriquent des biens à ceux qui conçoivent, distribuent et contrôlent l’information, qui créent les réseaux et les alimentent en contenu, qui récoltent et traitent les données, à une époque où le « vrai » capital, au sens où l’entendait Marx, se trouve dans les documents et les moyens de les produire et de les diffuser, bref que le capital se trouve plus que jamais dans l’ordre immatériel, on peut penser que les États-Unis non seulement ne sont pas en déclin, mais sont même en train, contre toute attente, de renforcer leur emprise sur le monde. La conséquence la plus spectaculaire du déploiement de l’empire invisible auquel nous assistons est qu’il est en voie de délocaliser l’identité américaine, d’offrir à chacun la possibilité de devenir Américain à distance, de vivre, sentir et penser en Américain, sans devoir sortir de chez lui, tout cela sans même une pensée pour ce qui se trouve ainsi condamné à disparaître.
Et pourtant cet essai n’est ni « anti » ni « pro » américain. Il ne s’agit pas de savoir s’il faut embrasser l’américanité ou la refuser, de décider s’il faut être « pour » ou « contre » l’empire, comme si nous avions encore le choix. La question est futile, et même piégée d’avance. Il s’agit de prendre la pleine mesure du pouvoir que l’empire exerce sur nos vies, de reconnaître que nous entretenons avec lui une relation essentielle, vitale, qui étend ses ramifications toujours plus loin, que c’est lui qui, de plus en plus, détermine les cadres et les structures au sein desquels il nous est permis de vivre, penser et sentir, que c’est lui qui conçoit et déploie la « matrice » qui fait de nous ce que nous sommes.