Éléonore Goldberg réalise d’ordinairement des films d’animation et publie de la bande dessinée. Elle enseigne aussi le dessin et l’animation. Née en France, elle s’installe au Québec à 19 ans. Elle présente ses courts-métrages animés dans de nombreux festivals internationaux. Elle a illustré le roman graphique La Demoiselle en blanc (2016), publié aux Éditions Mécanique générale. Après avoir réalisé Errance (2013), Le cinéaste (2013) et Mon Yiddish Papi (2017), Éléonore termine actuellement un nouveau court-métrage animé avec Embuscade Films.
Comment s’est déroulée la création de l’œuvre ?
Maisons fauves est mon premier roman. Tout comme mes films d’animation, je me suis inspirée d’expériences vécues, sauf que pour Maisons fauves, j’ai aussi inclus des éléments de fiction. La fiction est entrée au fur et à mesure que le livre « s’ouvrait ». Je pourrais comparer ces éléments fictionnels à l’improvisation en animation : la fiction m’a permis de prendre du recul par rapport à ces expériences et cela m’a mené à une grande liberté dans la narration. J’ai pu découvrir l’écriture comme un dessin improvisé, tout en ayant un « plan » à suivre. La chronologie et les maisons étaient mon squelette, les souvenirs réels et inventés, la chair. J’ai écrit par fragment, autour de lieux, de période de temps et d’âge. Le livre suit une structure mémorielle et chronologique ; il revisite six maisons (aux Noëls, à Kinshasa, à Paris, en Normandie, à Orléans et à Montréal), et redessine les lieux, ainsi les souvenirs qui y sont associés émergent.
Pour chacune des maisons décrites, j’ai dessiné un ou plusieurs plans à l’encre et à la plume. Ces dessins/plans font office de cartes. Ils contiennent des anecdotes manuscrites qui font parfois écho à certains fragments. L’alternance des dessins et des souvenirs donnent une vie, un corps, à chaque lieu. Le lecteur a la possibilité de se reporter à eux lorsqu’il lit certains souvenirs. Dessiner ces plans m’a également permis de revisiter ces lieux et me remémorer certains souvenirs.
Chaque partie décrivant une maison (ou un appartement) se termine sur un « retour » sur les souvenirs recueillis autour de celle-ci. Ils me permettent une réflexion sur la démarche d’écrire sur la mémoire et donnent alors au livre la possibilité de sortir de la « plongée » mémorielle, d’être en connivence avec le lecteur. Écrire ces retours revient pour moi à me distancier d’un dessin, en le mettant au mur par exemple, et d’observer et analyser sa composition.
Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de ce livre ?
Le rapport au corps peut être comparable à celui du rapport à la maison; le corps est un espace à conquérir et à habiter. On dit parfois qu’une maison sans cheminée est une maison sans âme… Il en est de même pour certains corps qui brulent de désirs inaccessibles.
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Un extrait de Maisons fauves
Enfance perdue (Kinshasa, 9 ans)
L’été 1995 s’annonçait formidable. Il était prévu d’aller au Kenya pour voir les girafes et les zèbres. Nous avons eu vingt-quatre heures pour quitter notre maison de Kinshasa, sans espoir de retour. Jamais. On m’a raconté l’histoire, plus tard.
Nous sommes partis juste avant que Kabila ne renverse Mobutu. Juste avant une épidémie du virus Ebola.
Nous avons dû laisser, parmi tant de choses, Coco. Les chats sont rentrés, mais Coco, non. Mon bel et tendre ami abandonné à une inconnue… Qui sait ce qu’il est devenu aujourd’hui, s’il est encore vivant ? Son espérance de vie devait lui permettre de me survivre.
Le voyage au Kenya n’a jamais eu lieu.
Il y avait eu d’autres safaris, pourtant. Je me souviens du rire des hyènes la nuit. De l’odeur nauséabonde et du bruit des pets d’hippopotames. De la grandeur tranquille et majestueuse des éléphants. De tous les singes. Les doux, les coureurs, les curieux, les énervés. Les bruns, les rayés, les blancs, les noirs. Les lionnes, les lionceaux, le lion que le guide avait approché à un mètre. Les rugissements autour de notre tente la nuit. La grosse araignée noire qui me faisait plus peur encore que le lion. L’odeur du poisson grillé. Le soleil. Les jumelles. Mes parents ivres de bonheur. Très amoureux.
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Maisons fauves, par Éléonore Goldberg, Triptyque