Ce qui se cache derrière Mille secrets mille dangers

Le livre Mille secrets mille dangers, de Alain Farah, est en lice pour les Prix littéraires du Gouverneur général 2022 dans la catégorie Romans et nouvelles.

montage : L’actualité

Né à Montréal en 1979 de parents libanais d’Égypte, Alain Farah est professeur de littérature à McGill. Il a publié au Quartanier les romans Mille secrets mille dangers (2021, lauréat du Prix Ringuet, finaliste au Prix littéraire des collégiens, au Prix des libraires et au Grand Prix du livre de Montréal), Pourquoi Bologne (2013, finaliste au Grand Prix du livre de Montréal) et Matamore no 29 (2008), ainsi que le livre de poèmes Quelque chose se détache du port (2004, finaliste au Prix Émile-Nelligan). Il a été chroniqueur à l’émission Plus on est de fous, plus on lit ! de 2011 à 2021.

Comment s’est déroulée la création de ce livre ?

J’ai fait mes premiers livres pour ma mère, pour entendre sa voix, pour retrouver la joie de vivre, la peur viscérale de mourir qui s’exprime quand elle parle. Mon père m’avait dit : « Alain, attends ma retraite, pour mon livre ». J’ai respecté son souhait. Fin 2014, j’ai entamé Mille secrets mille dangers, convaincu qu’il s’écrirait vite. Je revisiterais son histoire, de son enfance en Égypte à son immigration au Québec. Mais je me suis égaré en cours de route. Impossible de revenir sur la vie du père sans être amené ailleurs, là où je ne pourrais plus me cacher, là où je serais obligé de raconter des angoisses, une colère tue, de la tristesse refoulée. J’ai commencé par le milieu de ma vie : mon mariage. J’ai eu le désir d’un roman qui se déroulerait en une journée et qui condenserait tout. M’engageant dans le récit de ce jour fatidique, les souvenirs ont resurgi, dans un certain désordre. Puis une image a émergé. Celle du sourire radieux de Myriam, Mym, notre meilleure amie et demoiselle d’honneur. Myriam qui, fin 2014, au moment même où je commençais à écrire Mille secrets mille dangers, voyait sa vie lui glisser entre les doigts.

Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ?

Que même si le nom du malheur se prononce d’abord en silence, l’écrivain ne doit pas se taire, en dépit de tout ce qui conspire, à l’intérieur de lui comme dans la société qu’il habite, à l’empêcher de trouver ce que la littérature l’amène à dire. Jamais pour moi un livre n’a été aussi difficile à écrire. Mais je l’ai écrit. Je suis heureux qu’aujourd’hui il me permette d’aller à la rencontre d’êtres humains qui ont tant à m’apprendre.

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Un extrait de Mille secrets mille dangers

J’écris Constance, j’écris Baddredine. Mais si j’écris, je le dois à monsieur Cho. Monsieur Cho, mon professeur de français. Je l’aimais et je l’admirais. Sa clairvoyance était grande. Monsieur Cho savait des choses sur le savoir, des choses sur le monde. Il était professeur de latin, de lettres classiques, il nous racontait les guerres puniques, César, le Rubicon, parlait des dieux grecs et des héros comme de sa propre famille. Un jour, pince-sans-rire, il avait noté, dans la marge de mon test de lecture, qui portait sur la poésie française du dix-neuvième siècle : « La littérature peut déplacer bien Desmontagnes… » Monsieur Cho est celui par qui j’ai découvert la culture. Je me souviens lui avoir confié que je ne lisais pas, que je ne connaissais rien à la littérature, que j’habitais dans une maison qui ne comptait qu’un livre, l’espèce de dictionnaire médical de ma mère. Je n’oublierai jamais sa réponse : selon lui, les jeux vidéo qui nous passionnaient tant, Édouard et moi, Zero Wing, Zelda, Metroid, les jeux que nous allions louer le vendredi après-midi à la sortie des classes, eh bien, c’était ça, nos classiques. Faire la connaissance de ce professeur, suivre ses cours, a débloqué quelque chose en moi. Je pouvais être moi-même, celui que j’étais, un fils d’immigrés du Petit Liban, je pouvais être moi tout en commençant à être un autre. Je m’évadais de ma tristesse en parcourant des mondes où deux plombiers italiens pourchassaient des champignons sur des nuages, où un jeune garçon costumé en farfadet traversait le miroir et passait de l’ombre à la lumière, où une chasseuse de primes intergalactique découvrait des planètes et luttait contre un cerveau géant. Ces jeux étaient des fictions, et ces fictions m’ont appris la nécessité de m’inventer des mondes, des mondes où je serais le plombier, le farfadet, la chasseuse de primes, des mondes dont la légitimité tiendrait à mon désir de survivre et de raconter. Monsieur Cho est celui par qui j’ai découvert la littérature. C’est lui qui m’a fait lire Une saison en enfer, un livre écrit par un garçon à peine plus vieux que toi, m’avait-il dit. Sans monsieur Cho, je n’aurais pas si tôt dans ma vie mis les mots sur mon plus grand secret, mon plus grand talent, ma plus grande faiblesse : comme dit Rimbaud, j’ensevelis les morts dans mon ventre.

Monsieur Cho s’est enlevé la vie quelques jours après notre bal de finissants. C’était à la fin du mois de juin, ou au début du mois de juillet, je ne sais plus. Le concierge du collège a trouvé notre professeur pendu dans un cagibi, près de la palestre, dans une des parties les plus anciennes du Mont-Saint-Louis. J’ignore combien de temps la police s’est attardée sur la scène, j’ignore quelle crise la direction a dû gérer, j’ignore comment la nouvelle est parvenue jusqu’aux parents, jusqu’aux élèves, jusqu’à nous, les finissants. Et j’ignore les raisons de son geste. Je me souviens seulement de mon hébétude et de ne pas avoir très bien compris ce qui était arrivé, comme si c’était impossible qu’un professeur se tue. Personne, dans mon entourage, ne s’était jamais suicidé. Le seul exemple que je connaissais, c’était celui de Kurt Cobain, deux ans avant. Cette mort, je l’avais vue à la télévision. Le suicide de Cho, c’était différent. Il m’avait tant appris. Rimbaud faisait des métaphores, Cho s’était pendu. Il avait choisi une mort brutale, violente, et cette mort, il se l’était donnée dans ce lieu où il nous avait enseigné la littérature, la culture, la vie, pendant toutes ces années, et avec une telle générosité… J’étais face à un mystère, à quelque chose qui se dérobait.