Ce qui se cache derrière Nous sommes le soleil. Femmes sous la dictature (Argentine 1976-1983)

Nous sommes le soleil. Femmes sous la dictature (Argentine 1976-1983), de Guylaine Massoutre, est en lice pour les Prix littéraires du Gouverneur général 2020 dans la catégorie Essais.

Conseil des arts du Canada, Christian Lalonde / Montage L'actualité

Guylaine Massoutre a étudié et enseigné les littératures française et québécoise à Paris et à Montréal. Elle a reçu le prix Raymond-Klibansky pour Hubert Aquin. Point de fuite (BQ, 1995) et le prix Spirale–Eva-Le-Grand, pour L’atelier du danseur (Fides, 2004). Elle a été publiée entre autres chez Fides, Nota bene et au Noroît, où est paru Pavane. Danse, écriture et création en 2017.

Comment s’est déroulée la création de ce livre ?

En cette période de montée des droites et de combats des femmes pour leurs droits, il importe de faire connaître et entendre celles qui mènent les défenses les plus urgentes, les plus significatives, et il est temps. L’Argentine Susana Romano Sued est l’une d’elles. 

Accompagnant Susana Romano Sued et son récit poétique, Procedimiento. Memoria de la Perla et La Ribera (2007) — en traduction Pour mémoire (Argentine 1976-1983), aux éditions Des Femmes (2017) —, j’ai suivi ce récit percutant de la (sur)vie d’un groupe de femmes, dans les centres clandestins de détention, pendant la dictature militaire.

J’ai voulu vivement protester contre les politiques de violence répressive qui font fi des valeurs humaines. Rares sont les femmes qui réfléchissent sur la cruauté organisée politiquement à leur endroit. Portée par l’émotion, j’ai alors décidé de m’inscrire dans une suite littéraire des soulèvements populaires en Amérique latine et des luttes encore à mener. 

À l’automne 2018, j’ai pris congé pour écrire cet essai de passion. Il combine écriture poétique, analyse littéraire et approche philosophique de la condition féminine, en période obscurantiste de répression. 

Mon amie photographe Eva Quintas, en résidence en Argentine à ce moment-là, a accepté de documenter mon projet et, par elle, j’ai été en contact direct avec Susana, professeure émérite de littérature à l’Université de Córdoba. En même temps, je rencontrais sa traductrice et éditrice parisienne, ainsi que des artistes ou militants argentins, liés à ces événements.

Qui lira mon essai aura l’idée de lire Susana. Qu’on soit assuré qu’il porte sur l’histoire des femmes et de l’infamie qu’elles ont subie. Les photos des centres d’archives et de mémoire témoignent de la terreur. Certaines victimes parmi nous souffrent toujours de traumas, tant cette époque est proche. Il existe une littérature qui les honore. Je vois de l’espoir dans cette solidarité féminine.

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Un extrait de Nous sommes le soleil. Femmes sous la dictature (Argentine 1976-1983)

À Paris, je découvre l’ouvrage de Susana, édité en version bilingue, dans la section des nouveautés des éditions Des Femmes/Antoinette Fouque. En 2018, j’interviewe Susana Romano Sued, je rencontre l’une de ses traductrices, Anne-Charlotte Chasset, à Paris, et, peu après, je communique avec l’autre, Dominique Jacques Minnegheer, alors en mission professionnelle au Zimbabwe. 

Concernant la question du sort des femmes, d’emblée posée par Susana, nous convenons que son audace littéraire est rare, que pas une seule phrase ne permet d’échapper à leur tourment. Que sa volonté affronte la mémoire, y associant l’expérience d’autres lieux, pour dire l’invariabilité de la condition déchue des prisonnières, ainsi sacrifiées. 

Comment ai-je apprivoisé Pour mémoire, en 2017, une fois revenue à Montréal? Durant une année, la réalité bru- tale, exposée dans sa forme tourmentée, fragmentée, inédite, dans sa syntaxe privée d’articles, m’a taraudée, m’a angoissée, m’est apparue insoutenable, m’entraînant par soubresauts de l’humain vers l’inhumain, et inversement, du réel, objet d’angoisse, vers moi. Du livre s’exhale l’odeur du sang, l’angoissante abjection mortifère. 

La promenade littéraire est enfermement circulaire de lecture, obsession vertigineuse, couche supplémentaire d’absurde déchéance. En supporter l’intensité douloureuse, l’expression serrée, endurer la gravité complexe de cette folie sans fond, avec ce qu’elle comporte de commun, de littéral, dans les micro- récits terrifiants de Susana, tout cela est un défi. On veut douter. On ne veut ni ne peut comprendre jusqu’au bout. On y revient. 

Comment Susana a-t-elle trouvé la forme définitive de son «roman»? Comment écrire le quotidien, le temps sans fin, sans répéter le témoignage, sans décrire la pauvre condition des femmes emprisonnées, sans justice, et torturées à mort? Comment dire ce qui est à la fois si proche et si anormal, si extrême et presque incroyable? Comment parler des assassins qui ne sont pas globalement et irréductiblement des assassins, seulement des assassins, mais aussi des voisins? Comment parler du choc de la dictature sur l’intégrité d’un corps, d’un utérus, d’un vagin, d’un esprit, d’un·e concitoyen·ne? Comment parler de ce qu’ils se sont immédiatement appliqués à détruire, ce sexe des femmes, sachant qu’on s’y est acharné de tout temps? 

Rarement ai-je lu aussi lentement, touchée par l’indicible des crimes, retenue par l’insoutenable dispositif en français et en espagnol, passant d’une langue à l’autre pour conjurer le sens et le non-sens. L’expérience de lecture est labyrinthique. Peur des volontés agressives de domination, affirmées par les armes et par le machisme sur le sexe, peur du corps aveuglé de vengeance et de la raison tronquée, rien n’est banal ni sans nuances dans ce déchaînement de haine envers l’intimité féminine, assassinant le psychisme de chacun·e. 

Lire l’un·e, entendre l’autre. Ainsi, penser «culture du viol» et non «instinct de viol», écrit Marlène Schiappa dans son essai Où sont les violeurs? Essai sur la culture du viol (L’Aube, 2017). La lectrice se positionne et garde en tête que le complot est politique, et que cette politique est criminelle. Je me sens armée par les mots. 

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Nous sommes le soleil. Femmes sous la dictature (Argentine 1976-1983), par Guylaine Massoutre, Nota Bene