Esther Laforce a fait une maîtrise en création littéraire à l’Université du Québec à Montréal, où elle poursuit son parcours de recherche et de création au doctorat. En 2021, elle a fait paraître simultanément un roman, Tombée, et un essai, Occuper les distances, aux éditions Leméac. Son premier roman, Aux premiers temps de l’Anthropocène, a été publié chez le même éditeur en 2018. Elle a signé des articles et des nouvelles, notamment dans L’Annuaire théâtral et dans la revue XYZ. Elle demeure à Montréal, où elle est aussi mère et bibliothécaire.
Comment s’est déroulée la création de ce livre ?
La rédaction de cet essai s’est faite au fil d’un travail de documentation autour du regard que l’on porte sur la douleur des autres. Je me demande : quel savoir et quel engagement développons-nous face aux récits et aux images d’événements de violence extrême, particulièrement (mais pas seulement) de la Deuxième Guerre mondiale et de la Shoah? J’écris à partir de ma position personnelle, qui est éloignée et distante de ces réalités, et c’est peut-être une des difficultés inhérentes à la rédaction de cet essai. Je réfléchis à partir de mouvements d’approche et de recul, de mes insuffisances et de mes peurs comme lectrice et comme spectatrice. Mon essai porte aussi principalement sur l’écriture, et pose donc la question de ce qu’implique le fait d’écrire à partir de la conscience de la douleur des autres. Un tel geste est délicat, et ce n’est pas évident de trouver une légitimité à le faire.
Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ? Quel message vouliez-vous faire passer ?
Au centre de mon propos, il y a ce sentiment d’une répétition éreintante de la violence dans l’histoire jusqu’à nous, comme si rien n’était jamais appris. Écouter, lire, accueillir les témoignages des personnes qui souffrent et qui ont subi le pire devrait pourtant nous convaincre, intimement, de l’importance que cessent toutes les formes de guerre. Ce qui m’intéresse est de demander : qu’allez-vous faire du savoir qui est le vôtre une fois votre regard posé sur la douleur des autres ? Je me sens, pour ma part, le devoir de reconnaître cette douleur et de me sentir concernée par elle, même si elle est éloignée de moi et même s’il m’est difficile d’en supporter les images ou les récits. Je propose que l’écriture soit une façon d’occuper les distances entre elle et moi, et de prendre soin de la vulnérabilité qu’elle révèle et qui, au fond, nous relie les un.e.s aux autres.
///
Un extrait d’Occuper les distances
L’écriture pourrait ainsi se tenir là, sur la double possibilité de connaître et d’agir. Possibilité qui se maintient de façon précaire sur un impossible fondamental de connaître vraiment et de pouvoir agir directement et efficacement. L’écriture se révèle une entreprise fragile qui trouvera son assise dans le regard que je pose, inquiet et distant, sur la violence et la souffrance qui est infligée aux autres. Je voudrais pouvoir proposer une sorte de phénoménologie de ce regard, et m’attacher à la façon dont les images de la souffrance, quelle que soit leur nature, arrivent dans une vie qui leur est éloignée, étrangère, et ce qu’elles font sur cette vie. Je veux essayer de regarder, pour voir, et utiliser l’écriture comme moyen d’explorer ce regard, d’examiner comment il se pose ou non, et voir ce qu’il y a à voir une fois qu’il existe. Ainsi, par l’acte même d’écrire, je pourrai connaître, mieux, et agir, même modestement, et cela, même si mon écriture doit demeurer du côté du doute, de l’hésitation, de la conscience de sa propre insuffisance, et même si elle doit ressembler davantage à un bégaiement qu’à une parole pleine et lisse, faite pour habiller une réalité qui, à tous égards, la dépasse.
***
Je me suis retrouvée à la fin de cette journée avec une forte migraine. Après cette journée, et après ces jours à écrire autour de la violence, je suis à plat. Sans sourire. Sans joie. Sans aucune perspective de bonheur. Je suis déprimée. Vraiment. Je perds le goût de la vie. Je me suis rendue là. Je me suis laissé hanter et, pour dire vrai, je me sens bien seule avec mes fantômes. Je n’ai rien d’autre que mes mots, mon clavier, du papier et des livres pour me soutenir. Mais n’est-ce pas le chemin sur lequel je me suis engagée ? N’ai-je pas choisi de détourner le regard du bonheur et de la joie pour me tourner vers la douleur des autres ? Je savais que le chemin était risqué, mais je ne peux pas me laisser avaler. Je dois remonter et saisir mieux comment l’écriture peut me réengager dans la vie.