Ce qui se cache derrière Petits marronnages

Le recueil de nouvelles Petits marronnages, traduit par Madeleine Stratford, est en lice pour les Prix littéraires du Gouverneur général 2021 dans la catégorie Traduction.

Montage L'actualité

Madeleine Stratford est traductrice littéraire et professeure à l’École multidisciplinaire de l’image de l’Université du Québec en Outaouais. En 2013, Ce qu’il faut dire a des fissures (L’Oreille du Loup, 2012), sa version française du recueil de l’Uruguayenne Tatiana Oroño, lui a valu le prix de la traduction littéraire John-Glassco. En 2016 et 2019, elle a été finaliste aux Prix littéraires du Gouverneur général, catégorie Traduction, avec des romans de Marianne Apostolides et de Cherie Dimaline. En 2020, sa traduction anglaise de L’avalée des avalés, de Réjean Ducharme, est parue aux éditions Véhicule Press sous le titre Swallowed.

Comment s’est déroulée la traduction de ce livre ?

J’ai signé mon contrat le 11 mars 2020. J’étais alors loin de me douter que ce projet serait bientôt la bouée de sauvetage qui m’empêcherait de sombrer dans la déprime du premier confinement. Durant des mois, j’ai eu des interactions quotidiennes avec les personnages du livre, plus constantes qu’avec mes proches. Ces êtres de papier sont carrément devenus des gens qui, à ce jour, me semblent aussi réels – sinon plus – que les membres de ma propre famille. J’ai d’ailleurs un faible pour la personne qui narre « Petit marronnage » et refait surface dans « Navette », quelqu’un qui m’a vraiment donné du fil à retordre. Les voix narratives que je préfère résistent à la traduction et exigent que je mette toute ma créativité à leur service. J’avoue avoir aussi un faible pour Kaie Kellough, qui m’a soutenue comme pas un durant tout le processus!

Quel message avez-vous retenu de ce livre?

Dans Petits marronnages, Kaie Kellough écrit haut et fort ce que d’autres taisent. Le poète révèle des pans obscurs de notre histoire, trace un portrait lucide de notre présent et cartographie notre avenir de manière inédite. En plus, son recueil se lit comme un album de musique. Qu’on les découvre dans l’ordre ou non, les nouvelles forment toujours une trame cohérente et harmonieuse, et dès qu’on en a fait le tour, on a déjà envie d’y replonger.

///

Un extrait de Petits marronnages

Quand j’étais jeune, je détestais mon prénom encore plus que l’école. Peu importe l’établissement que je fréquentais, personne n’avait un nom comme le mien. J’avais une préférence pour les plus courants, comme Kelly, qui roulait rondement, ou Jay, qui semblait voltiger. Chris se disait tout seul, et si je m’étais appelé Chris, j’aurais peut-être acquis les propriétés du nom : son élégance, son agilité, sa popularité. À l’époque, mes parents m’ont fait découvrir Roots d’Alex Haley. Tôt dans l’histoire se déroulait une cérémonie où un nouveau-né se faisait baptiser Kunta Kinte, un nom imprégné de sens, d’histoire, de résonance spirituelle. Si un garçon avait hérité d’un nom pareil à Calgary en 1986, il aurait fait rire de lui. Aucun rite sacré n’aurait pu changer ça.

Je n’ai jamais fini le livre. J’avais compris que j’étais né ici, dans une banlieue du sud-ouest de Calgary, que ma famille possédait une maison de trois cents mètres carrés et deux voitures, et que j’avais « tout ». C’est maintenant au tour de mes enfants de tout avoir. Le but, en me faisant lire Roots, était de m’enseigner l’humilité. La morale à retenir était que les gens nés dans des circonstances moins favorables persévéraient et avaient quand même une vie aussi riche que la mienne. Ma lecture a eu une conséquence inattendue : je suis devenu deux fois plus sensible à mon prénom, issu d’un mythe autochtone sud-américain. Kaie était un chef arawak qui avait conduit son canot vers une chute pour se précipiter dans le vide en sacrifice à Makunaima, le créateur, afin d’assurer l’avenir de son peuple. Je taisais toujours cette histoire quand on me demandait d’où venait mon nom, parce que les gens de Calgary détestent les Indiens.

Un de mes oncles contestait cette lecture du mythe. Pour lui, ce n’était qu’une fiction patriotique, une fable pour réconforter les enfants et les esprits crédules. Mes parents, eux, voyaient dans la version alternative qu’il racontait une raillerie cynique. Il agaçait tout le monde en soutenant que, selon la vraie légende, un vieux bonhomme porté sur la boisson serait parti sur la rivière Potaro, trop ivre pour manœuvrer son canot, et qu’il aurait dévalé les chutes, d’où leur nom Kaie Teur Falls : « les chutes du vieil homme ».

J’ignore lequel des deux récits est vrai. Peut-être que le chef Kaie avait dû se soûler au fort pour se donner le courage de pagayer jusqu’aux chutes. Peut-être que ce sont les gens de son village qui l’avaient mis dans le canot, l’envoyant vers sa mort parce qu’ils voyaient en lui la cause de leurs misères, ou parce qu’ils le trouvaient irascible et insupportable. Peut-être qu’il détestait son nom au point de vouloir se jeter dans le vide, ou qu’il en avait tout simplement assez de vivre. Peut-être qu’il était trop vieux pour continuer à être un bon chef, et qu’au lieu de souiller son honneur ou celui de son peuple, il avait choisi une mort spectaculaire et noble. Quoi qu’il en soit, j’y pense toujours, même en songe.