Madeleine Stratford est traductrice littéraire, poète et professeure à l’Université du Québec en Outaouais. Grande ambassadrice de la traduction, elle cherche toujours à faire la promotion de cette discipline souvent méconnue, qu’elle considère comme une forme de création à part entière. Polyglotte (français, anglais, espagnol et allemand), elle est active dans toutes ses langues de travail. Sa traduction française des poèmes de l’Uruguayenne Tatiana Oroño, Ce qu’il faut dire a des fissures (Paris, L’Oreille du Loup, 2012), a remporté en 2013 le prix John-Glassco de l’Association des traducteurs et traductrices littéraires du Canada. En 2014, elle a été sélectionnée pour participer au programme de résidence du Centre international de traduction littéraire de Banff. Elle nage (La Peuplade, 2016), sa version française du roman Swim de la Torontoise Marianne Apostolides, a été finaliste en 2016 au prix du Gouverneur général, catégorie traduction. L’année suivante, Me Tall, You Small, sa traduction anglaise de l’album pour enfants de l’Allemande Lilli L’Arronge (OwlKids Books, 2017), a été finaliste au prix littéraire Kirkus, catégorie jeunesse. Elle travaille actuellement à la traduction anglaise de L’avalée des avalés de Réjean Ducharme pour Véhicule Press à Montréal.
Comment s’est déroulée la traduction de l’œuvre ?
Tout a commencé par un rendez-vous raté. En 2017, Me Tall, You Small, ma traduction anglaise d’un album de Lilli L’Arronge (OwlKids Books) était finaliste au prix Kirkus aux côtés du roman The Marrow Thieves de Cherie Dimaline. Je suis allée à la cérémonie de remise du prix. Le roman de Cherie m’intriguait et j’espérais faire la connaissance de son autrice, qui venait de remporter le prix de la Gouverneure générale. Cherie a gagné le prix Kirkus, mais elle n’est pas venue à Austin. Quelques mois plus tard, j’ai reçu un courriel de Catherine Ostiguy des éditions du Boréal, qui me demandait si je serais intéressée à traduire The Marrow Thieves. Intéressée, vous dites ? J’étais folle comme un balai!
J’ai d’abord rencontré Cherie dans son livre, au contact de Frenchie et de sa bande. C’est souvent comme ça, par ses mots, que je fais la connaissance de mon autrice. Mais je ressentais le besoin de voir Cherie. De mon studio de Paris, où j’étais chercheure invitée de l’ENS et du CNRS en mai 2018, je lui ai proposé une rencontre à Toronto lors de mon passage au Sommet canadien des écrivains. À cette occasion, j’ai eu la chance de la voir lire un extrait de son roman, d’entendre sa voix, de lui serrer la main et de lui dire en personne que j’étais son alliée, que je porterais son histoire comme si c’était la mienne. Un lien de confiance s’est établi, qui nous unit depuis.
Quel message avez-vous retenu de ce livre ?
Les rêves sont essentiels à la vie. Il faut les nourrir, les chérir, chercher à les réaliser. Il faut faire n’importe quoi, absolument tout, pour préserver ses rêves.
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Un extrait de Pilleurs de rêves
Le gouvernement nous a déportés des territoires qu’il jugeait « essentiels », de la même façon qu’il nous avait pris nos réserves pendant la guerre. Désormais, les dirigeants se foutaient du long terme, de courtiser les électeurs pour se faire réélire – ils ne pensaient plus qu’à la sécurité des citoyens riches, des privilégiés. Il n’y a eu aucune négociation. On s’est juste fait tasser. Les vagues de migration modifiaient chaque jour la géographie du continent.
Et nous, on a gardé espoir, même une fois notre mode de vie transformé en marchandise, même une fois nos terres cédées à des usines d’eau et de riches investisseurs privés. Parce qu’on était là les uns pour les autres. De nouvelles communautés se sont bâties et on a rassemblé nos forces. Mais là, l’Église et les scientifiques qui bûchaient jour et nuit sur le problème des rêves ont trouvé une solution – pour nous, ç’a été le début du cauchemar.
Ils ont commencé par demander des volontaires, publiant des annonces où « toute personne de descendance autochtone et en santé » était invitée à se rendre à une clinique pour se soumettre à des examens. Ils t’hébergeaient et te nourrissaient pendant une semaine, en plus de te donner un peu d’argent pour les jours de travail que tu manquais. Rendu là, on leur faisait de moins en moins confiance, et les volontaires étaient rares. Alors ils sont allés dans les prisons, toujours pleines d’Autochtones. Qui sait si les prisonniers les ont suivis de leur plein gré? Il n’y avait pas assez de monde qui se souciait de leur bien-être pour aller vérifier.
Au début, c’était seulement des ouï-dire: ils avaient apparemment trouvé comment siphonner les rêves à même nos os. Une rumeur courait dès qu’un de nous disparaissait et enflait si un de leurs docteurs nous envoyait dans des hôpitaux et des centres de traitement dont on ne revenait jamais. Ils n’arrêtaient pas de nous envoyer dans des hôpitaux, de nous inciter à aller nous faire soigner, puis ils nous gardaient prisonniers dans l’espoir d’arriver à peaufiner, à parfaire leur cure pour la commercialiser.
Ils ont vite manqué de cobayes, alors ils se sont tournés vers les livres d’histoire, qui leur ont enseigné les meilleures façons de nous enfermer pour procéder à une élimination sélective. C’est là que les pensionnats ont ressurgi comme des champignons vénéneux.
Ils nous emmènent dans les pensionnats pour arracher nos rêves à la source, là où nos ancêtres les ont cachés : dans la moelle de nos os. Et nous? Eh bien, on rejoint nos ancêtres en espérant avoir laissé assez de rêves à la postérité.
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Pilleurs de rêves, de Cherie Dimaline, traduit par Madeleine Stratford, Les Éditions du Boréal