Olivia Tapiero est écrivaine et traductrice. Elle a signé Les murs (prix Robert-Cliche 2009), Espaces (2012), Phototaxie (2017) / Phototaxis (2021) et Rien du tout (2021), et a codirigé le collectif Chairs (2019). Membre du comité de rédaction de la revue Mœbius, elle a aussi contribué à plusieurs revues. Elle vit à Montréal.
Comment s’est déroulée la création de ce livre ?
Pendant quelques années, j’ai conservé des notes qui ne semblaient correspondre à aucun projet. Elles se succédaient dans un document nommé « Rien du tout ». Finalement, le livre était là. J’ai creusé mon corps, mon histoire intime, pour fouiller la croisée des grands récits lacunaires et des phénomènes cosmiques où s’inscrivent les silences et les voix qui me traversent. J’ai beaucoup retravaillé, réarrangé, tout en prenant soin de ne pas trop rectifier la difformité de ce texte entre-genre.
Même si je me méfie du phénomène des prix « culturels », des comparaisons et des hiérarchisations douteuses que cela présuppose, je suis heureuse d’être finaliste, car ça signale pour moi un début de changement de paradigme, une importance moindre accordée aux « genres » littéraires, et une plus grande sensibilité à l’écriture singulière.
Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ?
Je n’écris pas spécialement pour faire « passer » un message. Ce qui m’intéresse, c’est plutôt ce qui ne « passe » pas, l’indigeste intime et collectif ! Qu’il s’agisse de violences vécues dans la maladie physique et mentale, du colonialisme, de l’abus sexuel, ou encore de la montée d’une pensée totalitaire et de l’effondrement des écosystèmes : toutes ces choses s’entrecroisent dans le corps, et le langage ne peut pas s’en sortir indemne.
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Un extrait de Rien du tout
Sur le front russe, au début du siècle dernier, un homme a observé les arcs tracés par les projectiles et, en se penchant sur une équation jusqu’alors irrésoluble, il est parvenu à décrire la courbure des rayons lumineux et à calculer la déformation de l’espace-temps qui indique l’existence d’un trou noir. On devine sa présence au comportement des corps environnants, aux lignes dessinées par ce qui est englouti. Impossible de repérer le centre du trou noir. Son cœur reste inconnu, on le déduit à partir de sa faim, des variations rayonnantes de la matière qui disparaît. Son appétit infini en fait l’objet le plus lumineux de l’univers. Il n’existe qu’un seul moyen de s’échapper avant de franchir le seuil de l’horizon interne : en effectuant un itinéraire en spirale, dans le sens contraire à la rotation du trou noir.
Des bulles moussent sur le sable, des vies se creusent un refuge sous la plante de mes pieds. Je ramasse la carapace d’un oursin mort, calcite symétrique que j’aurais envie de poser sur ma langue. Plus tard, je l’approche de mon visage, j’observe l’orifice. La bouche de l’oursin est en contact direct avec son substrat. Une couronne de nerfs l’entoure. L’animal se nourrit d’algues, de mollusques, d’éponges et de charognes. Il utilise aussi sa bouche pour creuser la pierre et se faire un refuge, une caverne miniature. On appelle enfumades ces opérations que l’armée française déployait en Algérie, et qui consistaient à regrouper les Autochtones dans des grottes, puis d’y mettre feu, afin que tout le monde meure étouffé. Enfumade : évacuer un excès de vitalité, une part indomptable ou non adressée. Je me roule un joint que je savoure lentement, en laissant la brûlure me tourner dans les poumons puis s’arrondir dans ma bouche. Je m’amuse à souffler des petits cercles de fumée dans la chambre vide. Je fume jusqu’à ne plus savoir si je suis l’oursin, la grotte ou le soldat.
Écoute : je ne cherche pas à rétablir, à déterrer les preuves, je ne cherche pas à me refaire une histoire pour revenir à quelconque origine. Je chante les mémoires minées, une dislocation désirante, je chante le cœur effondré des étoiles, l’horizon absolu d’un trou noir qui défigure l’espace-temps, je chante l’orgasme et la dépossession. Les glaciers fondent, relâchent des bactéries millénaires. À marée basse, on découvre les corps des noyés. Je veux écrire à marée basse.