Maryse Andraos est née en 1988. Titulaire d’une maîtrise en création littéraire, elle a été éditrice aux Éditions du remue-ménage et se consacre aujourd’hui à l’écriture. Elle a publié des textes dans plusieurs collectifs, dont Histoires mutines (Remue-ménage) et Cartographies III : Translations (La Mèche). En 2018, elle a remporté le prix de la nouvelle Radio-Canada.
Comment s’est déroulée la création de ce livre ?
L’écriture de Sans refuge m’a pris neuf ans. C’est un livre que j’ai souvent laissé et repris, jusqu’à ce que j’y croie complètement. J’ai rédigé les premières ébauches dans mon mémoire de maîtrise, mais quand il a été déposé, je ne considérais pas que je tenais un livre. Je me suis lancée dans d’autres projets d’écriture qui n’ont pas abouti. Puis, je suis retournée à Sans refuge, me suis inspirée de mes personnages pour écrire une nouvelle, que j’ai envoyée à Radio-Canada en 2017. Cette nouvelle a été primée, ce que j’ai interprété comme un encouragement à aller au bout du processus.
C’est une belle chose d’avoir attendu, parce que le roman porte la marque du temps qui s’est écoulé dans l’expérience ; il me semble plus riche, plus mûr. La fiction s’échelonne sur une quinzaine d’années, mais l’écriture, elle aussi, varie au gré de mes explorations formelles. L’assemblage de ces morceaux de vie, de ces évolutions de la voix, m’apparaît créer une mosaïque surprenante, qui déjoue les attentes de lecture.
Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ? Quel message vouliez-vous faire passer ?
Mon livre veut en finir avec l’impératif de la guérison, du happy ending. On attend des gens malades qu’ils retournent au travail le plus vite possible, et des livres sur la dépression qu’ils se concluent par une rémission. Quand ça ne se produit pas, on considère que ces personn(ag)es sont de mauvais malades, qu’ils ne font pas assez d’efforts. Cette idée selon laquelle « quand on veut, on peut » est mensongère. Elle est même toxique pour les personnes aux prises avec une maladie mentale chronique, qui doivent se battre toute leur vie pour s’en sortir, subissant le jugement et l’incompréhension des autres. J’ai voulu offrir un récit pour les gens qui ne guérissent pas.
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Un extrait de Sans refuge
Une trentaine de minutes séparent la boulangerie de l’université, où s’est tenu cet après-midi un vote de grève dans les associations d’arts et de sciences humaines, vote que tu as manqué pour récurer des plaques graisseuses dans la cuisine fleurant le clafoutis. Tu ne sais plus si tu aurais eu l’énergie de t’entasser avec les autres pour assister à la succession des amendements, sous-amendements, considérants, motions, points d’ordre, alternés de soupirs et de colère contenue. Pourtant, tu aimes peser chacun des arguments, étudier les visages alertes de ceux qui se présentent aux micros, leurs vestes trouées aux manches, leurs foulards dénoués autour du cou. Tu as souvent voulu, toi aussi, revendiquer la parole, tes phrases toutes prêtes au bord des lèvres, te lever pour attendre ton tour derrière la file des discoureuses, mais la seule idée de t’exposer aux jugements te paralysait ; tu t’étais habituée à observer sans rien dire et ta voix, livrée au tribunal, n’aurait pas pu porter sans se rompre.
À présent, tu marches sous un ciel voilé dont la blancheur t’aveugle. Tu penses à la couleur qui t’a quittée, au mystère des objets, que tu ne sais plus lire. Ton professeur avait raison. Il déambulait entre vos sculptures, prophète départageant le génie de la médiocrité, instituant celles qui lui plairaient assez pour le suivre dans les nuées du deuxième art, être présentées aux commissaires influents, jouissant du privilège de sa recommandation, et toi aussi, quand tu l’écoutais définir la matière, le geste, tu aurais voulu être remarquée par lui, même si toi, tu n’existais pas, ni dans la société ni dans sa classe, car pour commencer tu n’étais pas sculptrice : c’est ce qu’il avait laissé entendre lors des évaluations de groupe. Ton travail était trop orienté, trop idéologique ; tu privilégiais le message au détriment de la forme, alors que l’art n’a rien de prescriptif, il évoque. Tes collègues en avaient rajouté : des serviettes hygiéniques comme matériau, c’est cliché ; les coudre ensemble, alors là. Ça manquait d’efforts, de technique. Ils avaient raison. Tu ne pouvais plus créer avec ta tête remplie de sel. Ton cœur asséché. Trop militante pour les artistes, trop artiste pour les militants. Au fond, tu n’avais rien à dire qui n’ait déjà été pensé avec une invention cent fois plus éblouissante. Ta sculpture échouerait dans un dépotoir avec les productions de l’Occident, et tu retournerais à ton destin de fille ordinaire, fumant sur un banc du parc La Fontaine devant un étang de rocaille, les doigts gercés par le savon à vaisselle. Telle était ta véritable place.
Tu pourrais rester indéfiniment sur ce banc à observer les volées d’oiseaux d’un point à l’autre, picotant les hauteurs, de l’érable au peuplier, du peuplier au toit, du toit à l’érable ; sans tirer parti de leur présence, à ces oiseaux, ni les photographier, ni les dessiner, ni extraire quoi que ce soit de cette faveur qui t’est donnée sans but. Voir sans retenir. Accepter le rôle de témoin. Ne plus chercher à apparaître. On peut dériver longtemps ainsi, sans mémoire.
Est-ce cela, devenir adulte ? Perdre la beauté ? Que fera-t-on de toi si tu ne sens plus rien, si tu n’es rien ?