Auteur et médecin, Paul Serge Forest est né à Baie-Comeau en 1984. Il vit maintenant à Montréal. Tout est ori est son premier roman.
Comment s’est déroulée la création de ce livre ?
J’ai écrit Tout est ori il y a quelques années déjà, pendant mes vacances et les fins de semaine, dans les interstices de ma vie de médecin. J’ai appris qu’il serait publié, et qu’il remportait le prix Robert-Cliche, alors que je travaillais dans un hôpital de fortune, en pleine première vague de pandémie. Entre deux vagues, le processus d’édition m’a coûté bien des heures de sommeil. Naissance surréaliste tout à fait à l’image de ce roman.
Mon premier pari était, par la littérature, de faire voir à la conscience humaine une chose complètement inenvisageable par les sens, c’est l’ori du titre. Sur cela, je n’en dirai pas plus.
Pour le reste, j’ai fait ce que font souvent les romancières et les romanciers : j’ai puisé dans mes souvenirs d’enfance – les miens sentent le varech et les usines de la Côte-Nord – et créé un monde peuplé d’êtres humains aux désirs nombreux et contradictoires. Il y a beaucoup de fruits de mer dans ce livre, et puisque le glissement entre ces deux sujets se fait si naturellement, beaucoup de sexe aussi. Je tiens à ce que mes personnages aient un corps. Et à ce qu’ils s’en servent.
Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de votre livre ?
Au-delà d’un message, j’ai construit Tout est ori pour qu’il porte une intrigue un peu embrouillée, qu’il mène à des constats parfois réjouissants, toujours équivoques. C’est que la fiction, je crois, a pour se répandre dans la réalité des mécanismes ondoyants, comme les cercles que produirait une pierre garrochée dans un Saint-Laurent trop tranquille.
///
Un extrait de Tout est ori
On n’est jamais aussi seul que sur un homardier de 42 pieds, entre Natashquan et l’île d’Anticosti, mais loin des deux, quand se lève une tempête qu’aucun météorologiste n’avait vue venir et qu’un léger mal de gorge cloue au lit l’assistant qu’on avait engagé parce que c’est un bon petit gars, mais que tout compte fait c’est un bon petit lâche.
C’était arrivé à Serge Cabana, surnommé Hercule, l’épouvantail de Laurie, un bon bout de temps avant que Goyette ne se pointe avec son éprouvette de poudre. Jusque-là, Hercule s’était plu à raconter qu’il avait trois fois cru mourir, mais jamais sur son bateau : la fois que sa barbe avait pogné en feu, la fois qu’il s’était fait poignarder dans un tout-inclus, et la fois de son accident de chasse. Il ne l’a plus dit après.
Quand c’est arrivé, il venait de vider ses casiers. La pêche avait été moyenne et il avait très bien pu faire le travail sans le petit lâche. Le nom de son bateau, La Jument de Diomède, témoignait de la suite qu’il avait dans les idées. Auparavant, il avait été capitaine de l’Irremplaçable III, un nom associé aux pêches miraculeuses de quatre générations de Cabana.
L’Irremplaçable IV aurait fait un peu antinomique, il s’était dit. Il fallait arrêter ça là.
Sur la tempête, il n’y avait pas grand-chose à dire. « Il fallait être là, expliquerait-il toujours par la suite, je dirais bien que c’en était une tabarnac, mais j’en ai vu des tabarnacs et elles m’ont pas fait peur. Celle-là, elle m’a fait peur. » Le ciel était devenu sombre. Hercule n’avait même pas eu le temps de s’en rendre compte que le vent se mettait à souffler et des vagues de huit étages soulevaient la Jument. La coque de fibre de verre percutait le golfe à chaque redescente et le choc dans ses os, dans ses gosses, dans sa mâchoire immobilisait Hercule et lui coupait le souffle. La pompe peinait. À la crête d’une lame, il avait vu une tornade s’avancer direct sur son bateau, une tornade pleine d’eau, toute faite d’eau, une trombe. Il jurait à qui voulait l’entendre que la tornade était aussi pleine de homards, dont plusieurs, à vue de nez, devaient faire 20 livres. On riait de lui : dans une telle tourmente, qui était-il pour jauger comme ça les homards ? C’était mal connaître son œil.
Ce dont Hercule ne parlait pas à n’importe qui, toutefois, c’est qu’après avoir vu la tornade faite d’eau et de homards, il n’avait pas pris sa corne de brume, sa bouée de sauvetage ou son paquet de cigarettes. Il avait pris son rosaire. Ça s’était bien passé. À un moment, un rayon avait percé le ciel pour lui faire savoir ce qu’il devait savoir.