Chercheuse indépendante en littérature et en recherche-création spécialisé·e dans les écritures des femmes, Mariève Maréchale, originaire du Sud-Ouest de Montréal, a obtenu un doctorat en Lettres françaises de l’Université d’Ottawa en 2017. Elle explore, dans son écriture, le thème de l’enfance, les enjeux de classes sociales et de suprématie blanche, les assignations et identités de genre et les jeux de pouvoir et interroge la masculinité toxique. Elle a publié un recueil de poésie chez Triptyque intitulé La chambre organique (2019 [2012]). Elle enseigne les littératures, les méthodologies féministes et les théories queer à l’Université du Québec À Montréal et l’Université de Montréal.
Comment s’est déroulée la création de l’œuvre ?
La création de mon livre, un croisement entre plusieurs genres littéraires, prit environ 4 ans et fut réalisée pendant mes études doctorales. Je ressentais alors l’urgent besoin d’écrire ce que j’appelle des « notes autofictives » pour me réapproprier mon histoire, notamment la période de l’enfance, et pour m’émanciper de conditionnements sociaux. Il s’agit, avec La Minotaure, non pas d’une autobiographie, mais d’une mise en fiction de la capacité d’une personne marginalisée à réinventer son existence et à chérir, voire s’émouvoir de sa volonté de vivre. Mon écriture, dans ce livre comme ailleurs, ne se livre pas à partir d’un registre réaliste, mais poétique. C’est ma façon de valoriser ma perception et ma connaissance du monde; je ne saurai écrire autrement. J’arrive à écrire seulement en respectant cette vision, même si celle-ci ne rentre pas dans les moules plus conventionnels. La venue de la collection Queer de Triptyque a permis de reconnaître la puissance de cette perception.
Que souhaitez-vous que les lecteurs retiennent de ce livre ? Quel message vouliez-vous faire passer ?
J’aimerais que mon roman engage des conversations sur l’enfance, les identités de genre et la violence dans les familles québécoises, que cette violence soit exercée par ou sur elles. Pour ma part, je n’écrivais pas pour passer un message, mais pour inventer un·e personnage capable de dire sa réalité, de traduire sa terrible impulsion à vivre alors que tout dans son milieu d’origine lui intime de cesser d’exister. Je voulais qu’on la suive dans ses prises de conscience sur les origines de ses effrois et dans sa quête pour arrêter des histoires toxiques qui se prennent pour la réalité, qu’on joue « pour vrai », et qui cloisonnent son humanité dans mille reflets de miroirs. La Minotaure, à partir d’une perspective très locale, mais qui a, je le crois, des échos bien plus globaux, est une grande histoire de résilience.
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Un extrait de La Minotaure
C’est un soir de chaleur bienveillante. Le ciel est langoureux et épuisé. Le bonhomme sept heures est arrivé dans ce portrait sans l’étreindre du regard. Le bonhomme sept heures est arrivé aussi subitement qu’une ignorance. Il était étonnant de crédulité. Lésé dans ses privilèges. Il me dit, à la fois rageur et déçu, qu’il ne peut rien contre moi. Qu’il a les mains liées. Et pendant qu’il me dit cela, ses yeux me scrutent, pleins d’inquiétude. Il doute de cette adolescente si menue qui n’est pas censée faire le poids, de ce fils manqué dont il s’est depuis longtemps désintéressé. Il me regarde, mais il ne me voit pas. C’est ce que je crains le plus chez lui. Cette bande d’images défilantes qui se superposent à moi. Qui aveuglent mon bonhomme sept heures. Qui me l’arrachent. Je le vois ne pas me regarder et cela me fait si peur. Je dois peser mes mots, éviter qu’il ne s’enfonce davantage. L’enfance de mes sœurs et la mienne reposent sur cette vigilance. Qu’est-ce que tu as de si spécial ? poursuit-il, condescendant. Les dieux, lui avait annoncé une voyante, les dieux me protégeaient. Y’a rien à faire avec toi ! Y’a rien à faire avec toi ! rage-t-il dans la cuisine, abasourdi, en ratant encore le coucher de soleil, en me foudroyant avec ses pupilles mouillées couleur d’effroi. Car oui, mon bonhomme sept heures était effrayé. Mais de quoi donc ? Je n’entends que le tic-tac incessant de l’horloge grand-mère. Je ne vois qu’une collection de tasses à café, au plafond, qui amasse la poussière. Tout est terne, ici, tout est mort. Je remercie sans trop y croire les lois mystiques et religieuses qui me protègent de mon bonhomme. Voilà qu’il bouge soudainement les bras et les laisse tomber très lourdement sur la table. Son poids. On devait toujours se souvenir de ses trois cents livres. On devait toujours être conscientes que son corps était dévorant. Qu’il prenait toute la pièce. Toute la maison. Toute la ville. Sa chaise était tournée vers moi, remplissant de sa graisse et de son absence l’espace par lequel j’aurais pu m’enfuir. Il ne restait rien du ciel et de la chaleur, Maude, rien. C’est cela, je crois, qui me déçoit le plus de ce souvenir. La vie qui s’étire et qui se languit, qu’il perd superbement et que je rate, moi, à cause de lui. Je lui en veux. Je lui en veux terriblement. Je le croiserais dans la rue aujourd’hui et je ne pourrais me retenir de lui casser des aubes et des crépuscules sur la tête jusqu’à ce qu’il meure d’envie de vivre. Puis je le lui interdirais.
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La Minotaure, par Mariève Maréchale, Triptyque