Défense de la dualité québécoise

Les essais de la romancière Monique LaRue. Les nouvelles d’un nouveau venu, Charles Bolduc.

Vous vous souvenez peut-être de la mauvaise querelle qu’on fit il y a quelques années à Monique LaRue, à propos d’un texte intitulé «L’arpenteur et le navigateur». Cela ressemblait par certains côtés au procès — assaisonné d’injures bien senties — intenté plus récemment à Jacques Godbout à la suite de la parution de son interview dans L’actualité (1er déc. 2006). Les idées qu’exprimaient les deux écrivains sur la révolution opérée au Québec par l’immigration n’étaient pas les mêmes, certes, mais Jacques Godbout et Monique LaRue parlaient tous deux de l’évolution de la société — d’autres diraient l’ethnicité québécoise —, et c’est un sujet qu’on aborde toujours, dans notre village, à ses risques et périls.

Qui sont donc cet «arpenteur» et ce «navigateur», qu’on retrouve dans le livre d’essais de Monique LaRue, intitulé (sans effort) De fil en aiguille? Le couple est inventé par l’auteure pour répondre aux inquiétudes d’un collègue écrivain, énervé par la place de plus en plus considérable que prennent les immigrants dans la littérature québécoise. Si Ying Chen, Sergio Kokis et David Homel, pour ne citer que ces trois noms, comptent parmi les écrivains québécois les plus célébrés, qu’est-ce donc que cette littérature qu’on persiste à nommer québécoise? Cette question est posée à Monique LaRue, avec angoisse et pas mal d’agressivité, par un collègue «québécois de souche» qui s’imagine privé peu à peu de sa nationalité littéraire. Monique LaRue commence par sympathiser avec le pauvre homme, mais peu à peu elle s’éloigne de la polémique pour proposer une version plus complexe de l’écrivain québécois. Il y a, dit-elle, chez cet écrivain, deux personnages: le premier est l’arpenteur, c’est-à-dire «un homme qui a la passion de la mesure, un homme qui s’attache à la terre, un homme du territoire», pour qui «l’appartenance ethnique» est la première valeur. Pour l’autre, le navigateur, «le monde est pour toujours et depuis toujours pluriel et les perspectives, multiples». L’arpenteur et le navigateur ne sont pas des ennemis; ce sont «les deux faces de notre identité».

Le livre de Monique LaRue est voué tout entier, explicitement ou implicitement, à la défense de cette dualité. Professeure au cégep — qu’elle appelle drôlement le «ça jappe»—, elle n’hésite pas à faire lire par ses étudiants un chapitre des Essais de Montaigne, dont elle parle elle-même avec une éloquence tout à fait convaincante. Romancière, auteure de cinq romans, dont l’un a été publié en France, elle s’inscrit explicitement dans la littérature québécoise sans s’y enfermer à double tour. Et elle voyage: au Japon, en Égypte, en Flandre — en France aussi, bien sûr, nécessairement; elle a besoin de l’ailleurs comme de l’ici, et quelques-uns des plus beaux chapitres de son livre en témoignent. «Les textes rassemblés ici ont été écrits au fil des circonstances et des demandes qu’on m’a faites», écrit-elle dans l’introduction. Mais ils ne sont pas réunis que par le hasard. Qu’elle parle du dictionnaire, des revues littéraires, de l’ordinateur ou du jardin d’Enshu, ce sont toujours les nécessités profondes de l’écriture qui l’animent.

Maintenant, un petit roman. Cent dix-sept pages, pas une de plus, et même plusieurs en moins, car elles sont blanches. Le livre de Charles Bolduc, Les perruches sont cuites, se présente comme un recueil de nouvelles, mais le lecteur ne met pas beaucoup de temps à s’apercevoir que le narrateur de ces petites histoires est toujours le même et se comporte comme un véritable personnage. On le reconnaît, de récit en récit, désabusé à mort, passant d’une fille à une autre comme on change de chemise (il y a assez de sexe là-dedans pour épouvanter une douzaine de confesseurs), s’inventant des histoires incongrues comme celle du «monstre de la salle de bains». «Car il y a, dit-il, ce vide à éviter, ce vide vers lequel on va, celui avec lequel on valse mais qui nous pourrit la conscience si on s’arrête trop longtemps…» J’allais oublier, mais cela fait partie de l’essentiel: le narrateur habite la belle et vieille ville de Québec, où ses cabrioles semblent être suscitées par l’air du lieu.

Il faut beaucoup de talent pour évoquer avec le ton juste le léger désespoir du personnage et les manœuvres diverses qu’il invente pour y survivre. Charles Bolduc, qui publie son premier livre, n’en manque pas. Sa prose est inventive, jamais à court de mots drôles ou subtilement désespérés, et l’on sort du livre avec l’impression d’avoir découvert un véritable écrivain. Un arpenteur ou un navigateur? Les deux, bien sûr. Charles Bolduc n’arpente pas le Vieux-Québec à la manière d’un Jacques Poulin, mais il en suggère l’atmosphère avec une efficacité certaine. Et le navigateur, en lui, est celui qui rame dans le vide postmoderne de son époque.

De fil en aiguille, par Monique LaRue, Boréal, 227 p., 25,95$.
Les perruches sont cuites, par Charles Bolduc, Leméac, 117 p., 15,95$.