Denis Villeneuve: l’homme et la machine

Pour un cinéaste venu d’ailleurs, il y a deux manières de vivre le rêve américain. La manière excitée, impatiente, qui en pousse certains à faire leurs valises et à laisser tout le reste en plan dès qu’ils ont une touche à Hollywood. Et puis il y a la manière Denis Villeneuve.

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Photo: Jocelyn Michel

Depuis qu’Incendies a brillé à la course aux oscars, en 2010 (le film y était nommé dans la catégorie du meilleur film en langue étrangère), depuis surtout la sortie de Prisonniers, l’automne dernier, production américaine dont on lui a confié les rênes et qui a cartonné en salle, Denis Villeneuve aurait pu plier bagage et s’installer à demeure dans la Cité des anges.
Culture

Les offres, il nous le confirme, affluent. « Actuellement, je pourrais tourner sans arrêt, c’est vrai. Mais tout ça doit garder un sens, et je ne pense pas que déménager y contribuerait. C’est encore au Québec que je suis le plus heureux, et que je pense le mieux. »

Alors que son nouveau long métrage, Ennemi, prend l’affiche, le cinéaste rassure encore un peu ceux qui craindraient de le voir avalé par le maelstrom hollywoodien : « Au fond, ce qui compte aujourd’hui comme au début de ma carrière, c’est de faire des films qui créent un vertige. Le vertige que me procuraient certains films quand j’étais plus jeune, et qui m’ont donné envie de faire du cinéma, 2001 : L’odyssée de l’espace, par exemple. »

Il faut voir le regard qu’il a en disant ça. Un regard qui a vu neiger, celui de la mi-quarantaine accomplie, mais où l’adolescent qui tripait sur Kubrick est encore bien vivant.

Plan rapproché

Ennemi, production canado-espagnole, a de toute évidence procuré à Denis Villeneuve l’un de ces vertiges. Le film, tourné avant Prisonniers et avec un budget relativement modeste, est issu d’un roman de l’écrivain portugais José Saramago, maître ès vertiges.

« Le producteur Niv Fichman, avec qui je souhaitais travailler depuis plus de 10 ans, avait les droits d’adaptation de deux livres de Saramago, dont L’autre comme moi. Quand j’ai lu ce texte, moi qui suis pourtant loin de tout aimer chez cet écrivain, j’en ai tout de suite vu le potentiel cinématographique. J’ai été sensible, je pense, à la problématique de l’identité, à ce personnage en proie à son subconscient et qui répète toujours les mêmes erreurs. Le roman, qui est devenu Ennemi, pose avec acuité la question suivante : qui prend les décisions à l’intérieur de nous ? »

Denis Villeneuve sortait alors des chantiers exténuants qu’avaient été Polytechnique et Incendies. Des courses folles, durant lesquelles il avait regretté de ne pas pouvoir nouer une relation plus profonde avec les comédiens.

« J’avais besoin de me créer un laboratoire de travail en matière de direction d’acteurs. Ici, au Québec, on apprend ça sur le tas, la direction d’acteurs. » Jake Gyllenhaal (Donnie Darko, Brokeback Mountain), qui allait endosser les rôles principaux à la fois d’Ennemi et de Prisonniers, recherchait lui aussi ce type de relation. « En parlant avec lui, j’ai réalisé que c’était quelque chose d’assez rare, à Hollywood comme ailleurs, ce rapport sain avec un comédien, qui permet d’approfondir. Dans le cinéma, il y a beaucoup la pression du résultat immédiat. J’ai fait Ennemi à l’abri de cette pression-là ; c’est d’ailleurs le film qui me ressemble le plus. »

De la boue à la poésie

Ce n’est pas tant la lourde mécanique d’une production d’envergure qui effraie parfois Villeneuve que le manque de temps qu’il faut pour l’humaniser. Pour que le septième art en demeure un, justement. Mais il ne peut pas y avoir que des avantages à être adoubé par des gens comme Martin Scorsese (un de ses trois chantiers actuels est une adaptation d’American Darling, de Russell Banks, parrainée par nul autre que Scorsese).

« Tout ça est un beau problème, je le sais. Je dois simplement m’assurer qu’il reste un espace pour l’imprévu, pour les discussions sur le vif, en cours de tournage. Ce qui implique, évidemment, que quelqu’un aura peut-être une meilleure idée que moi pour tel ou tel plan. Cette forme de création collective me branche vraiment. J’arrive toujours très préparé, mais j’aime aussi ce qui est moins contrôlé. Être à deux heures du matin dans la boue avec toute une équipe, par exemple, à guetter les conditions idéales pour que tout ça devienne de la poésie à l’écran. »