ROMANS ET NOUVELLES
Céline Huyghebaert
Le drap blanc
Le Quartanier
Comment s’est déroulée la création de votre roman Le drap blanc ?
Il y a eu le désir de m’autoriser à écrire dans une forme que je ne connaissais pas encore. J’ai eu besoin d’accumuler tout un tas de matériaux : des textes, des entrevues, des photographies, des archives, des rencontres et des conversations.
L’écriture peut être très physique, aussi physique que la production d’une sculpture, par exemple. Je travaille le livre dans l’espace : au sol, sur des tables, au mur. Il faut que les textes s’étalent comme des territoires. C’est là que le montage commence. Je découpe, déplace, colle, crée des relations entre les différents morceaux. Bien sûr, cette étape-là est aussi de l’écriture.
Que souhaitez-vous que les lecteurs en retiennent ?
Dans ce livre, je ne retrace pas la vie de mon père, je ne suis pas dans un exercice de commémoration. Je parle des vides que je ne peux pas combler, des silences dont je suis dépositaire. Je parle du processus d’effacement qui réduit une vie à presque rien. La matière de ce livre, c’est l’oubli et la disparition.
EXTRAIT
À l’hôpital, on m’a demandé d’attendre que mon père ait été préparé avant de m’autoriser à le voir. « Préparé. » J’imagine que le personnel soignant dispose d’une salle toute blanche dont les tiroirs sont remplis de petites trousses de survie étiquetées « décès », « séjour prolongé », « métastases ». Dans les trousses, il n’y a pas de médicaments, il n’y a que des listes de phrases. Votre père est parti. Il n’a pas été préparé.
POÉSIE
Anne-Marie Desmeules
Le tendon et l’os
L’Hexagone
Comment s’est déroulée la création de votre recueil Le tendon et l’os ?
Ça a commencé par un cauchemar de maltraitance qui m’a bouleversée. Ce rêve disait : « Tu portes donc cette cruauté en toi ? » En me levant, j’ai écrit un premier poème. C’était comme découvrir une poche de gaz pendant un forage, c’était beaucoup plus gros et explosif que je l’avais imaginé. Chaque jour pendant six ou huit mois, j’ai revisité ce lieu. Là-dedans vivaient la mère et l’enfant du livre.
Écrire ce livre a été difficile. Je portais tout ça en permanence, le malaise, le visqueux. Dire ces choses m’a donné accès à la lumière, à une nouvelle qualité d’amour à l’égard de mes enfants, à l’égard de tout ce qui en moi se rapporte à l’enfance — la créativité, la joie, la spontanéité.
Que souhaitez-vous que les lecteurs en retiennent ?
Tant de choses et leur contraire se disent sur la maternité et, plus largement, sur la parentalité. Je ne voulais pas rajouter à cette espèce de mode d’emploi épars. J’ai voulu écrire un livre sans ornements, présenter sans jugement un pan difficile de la réalité. S’il y a un message dans Le tendon et l’os, c’est que tout, en soi, mérite d’être regardé avec honnêteté. Il y a tant de violence dans la honte de soi. Travailler avec la honte, plutôt que contre elle, libère.
EXTRAIT
d’autres familles heureuses
achètent des pommes
des produits de l’abeille
n’ont pas honte
de leurs mots déformés
mal enfilés, mal choisis
mon enfant
ne fait qu’essayer
il ne réussit pas
il ne sait pas pourquoi
mon enfant se tait par intermittence
quand on le lui demande
ESSAIS
Anne-Marie Voisard
Le droit du plus fort
Écosociété
Comment s’est déroulée la création de cet essai ?
Il est né d’une expérience vécue. Celle de ma rencontre avec le pouvoir. De mon incursion radicale dans les coulisses et l’univers oppressant du droit, à la faveur de mes années d’engagement aux Éditions Écosociété comme responsable des affaires juridiques. Cinq années durant, les poursuites intentées par deux multinationales de l’or nous ont entraînés dans les affres de la procédure judiciaire et les tourments d’un monde où le sens est tenu en échec. Elles ont aussi scellé le sort d’un livre au destin remarquable et houleux, retiré du marché au terme d’une longue lutte, dans le cadre d’un règlement hors cour.
Le droit du plus fort se livre plus largement à une analyse critique du rôle stratégique joué par le droit dans la cartographie contemporaine des rapports de pouvoir et de domination. Car si les forces de l’oligarchie bataillent sur tous les fronts pour imposer leur « raison », le droit est plus que jamais le terrain privilégié, le langage de prédilection et l’arme principale d’une poignée de puissants qui s’en servent aujourd’hui pour faire régner leur loi.
EXTRAIT
Nous qui sommes les témoins de ces rétractations et regrets arrachés à nos semblables, nous en sommes réduits à devoir lire entre les lignes leurs admissions d’épuisement et de désespoir ; et chez celles et ceux qui auront pu mieux tenir tête, ou même faire courber un peu les géants, d’y deviner la marque en creux, en leur âme et corps, du prix payé pour chacune de leurs obstinations.
TRADUCTION
Catherine Leroux
Nous qui n’étions rien
Alto
Comment s’est déroulée la traduction de Do Not Say We Have Nothing, de Madeleine Thien ?
Il m’a fallu un an pour traduire ce livre immense, à la fois par sa longueur, sa complexité et sa beauté. J’ai fait beaucoup de recherches sur la Chine communiste, mais malgré le défi, le processus a été relativement fluide, car il m’a été facile de m’immerger dans cet univers aussi doux qu’implacable. Par ailleurs, la densité du texte, si elle m’a parfois donné du fil à retordre, a également fait que lors de chaque passage sur celui-ci, j’avais l’impression de découvrir quelque chose de nouveau. Cette fascination renouvelée m’a permis de maintenir le même souffle dans la traduction.
Quel message en avez-vous retenu ?
Au-delà de tout ce que ce livre m’a appris sur l’histoire de la Chine moderne, je crois que j’en retiens surtout la vertigineuse complexité du monde. Les aberrations des sociétés humaines y sont apparentes, mais aussi la solidarité, la ténacité de l’amour, la résilience, le deuil, l’exil, le désir d’un monde meilleur… Et au cœur de tout cela, c’est une œuvre qui nous rappelle que la musique et la fiction sont irrépressibles, aussi essentielles à la vie que l’air que nous respirons.
EXTRAIT
C’était une époque de chaos, de bombes et d’inondations, où les chansons d’amour coulaient des radios et sourdaient dans les rues. La musique accompagnait les mariages, les naissances, les rituels, le travail, les défilés, l’ennui, les affrontements et la mort ; la musique et les histoires, même en des temps comme ceux-là, étaient des refuges, des passeports, partout.
LITTÉRATURE JEUNESSE — LIVRES ILLUSTRÉS
Stéphanie Lapointe (texte) et Delphie Côté-Lacroix (illustrations)
Jack et le temps perdu
XYZ, coll. « Quai no 5 »
Comment s’est déroulée l’écriture de Jack et le temps perdu ?
Je ressentais une vive urgence de raconter cette histoire, mais paradoxalement, j’étais taraudée par une question ; je me demandais pourquoi j’avais si besoin d’achever cette fable de pêcheur aigri, qui me semblait être à des lieues de ce que j’étais ! Ce n’est que lorsque j’ai bouclé le récit que j’ai compris que j’y parlais de ma peur de sombrer, de changer, face à l’échec. Je venais alors d’affronter une épreuve vertigineuse et je m’étais sentie perdre pied, exactement comme ce pêcheur. C’était moi, Jack !
Que souhaitez-vous que les lecteurs en retiennent ?
Jack porte cette idée que les échecs, les erreurs de parcours, les murs dans nos vies sont inévitables. On peut les laisser nous avaler, ou on peut choisir d’en faire nos alliés. Par l’entremise de Jack, j’ai voulu parler du temps qui passe, des cicatrices souvent indélébiles que nos choix laissent sur nous et sur les gens qu’on aime.
EXTRAIT

LITTÉRATURE JEUNESSE — TEXTE
Dominique Demers
L’albatros et la mésange
Québec Amérique
Comment s’est déroulée la création de L’albatros et la mésange ?
J’aime voyager parmi les mots, munie de centaines d’heures de lectures et d’entrevues. J’ai retenu de mes 15 ans de journalisme, à L’actualité surtout, l’inestimable valeur des rencontres humaines. J’utilise mes techniques d’entrevue pour sonder le cœur d’humains qui me serviront à construire des personnages. Les heures de cohabitation silencieuse avec mes compagnons de papier font le reste.
Avant d’écrire L’albatros et la mésange, j’ai parlé aux oiseaux et à des humains qui entretiennent un rapport particulier avec ces petites bêtes ailées. J’ai réclamé l’aide d’un ami médecin pour comprendre le fonctionnement d’une étrange maladie, et celle de psychologues pour cerner la personnalité des surdoués. Je me suis laissé fasciner par les écrits de Frans de Waal, de Bergson, de Yuval Noah Harari… J’ai échangé sur la foi avec des adolescents de diverses nationalités et j’ai recueilli les témoignages de jeunes catholiques, certains croyants, d’autres révoltés par leur éducation religieuse.
Une fois mon sac à dos rempli, je me suis employée à cette tâche qui me met en joie : construire un univers, juste avec des mots, des points, des espaces et des virgules.
EXTRAIT
Les paupières closes, j’ai tenté de deviner les déplacements invisibles autour de moi. Un insecte, peut-être, perché au bout d’une mince branche. Des ailes ont froufrouté. Un oiseau a lancé un cri strident avant de s’envoler. Une bête infiniment légère a écrasé un fragment de feuille séchée. Plus loin, des pattes minuscules ont griffé une surface dure. L’arbre tout près a gémi, tel un être vivant. Il ne protestait pas et ne se lamentait pas non plus. Une plainte sensuelle avait percé l’écorce. Comme si, las de trop d’immobilité, l’arbre s’était étiré.
THÉÂTRE
Mishka Lavigne
Havre
L’Interligne
Comment s’est déroulée la création de Havre ?
J’ai eu la chance de bénéficier d’une résidence d’écriture au Banff Centre en février 2015. J’ai ensuite continué mon travail en tant qu’autrice en résidence du Théâtre Catapulte d’Ottawa pour la saison 2015-2016.
La première inspiration pour Havre vient d’un questionnement sur ce qu’on laisse derrière nous quand on meurt. Je me suis également demandé comment vivre le deuil d’une figure publique quand elle est pour nous une figure privée. Autour de Havre, il y a aussi la guerre de Yougoslavie et le siège de Sarajevo. C’était la guerre en arrière-plan de mon enfance, des images qui m’ont marquée.
Ce qui unit Elsie et Matt dans Havre, c’est l’amitié. L’amitié nécessaire, ceux à qui on s’accroche quand tout s’écroule, ceux qu’on rencontre au moment de notre vie où on a le plus besoin d’eux. Je trouve que l’amitié est une chose que l’on voit peu sur scène et, avec Havre, je voulais parler d’une amitié qui naît, même dans un moment sombre.
EXTRAIT
ELSIE
Un immense bruit
comme une explosion.
C’est assez pour réveiller les morts.
Le 14 juin, au bout du cul-de-sac, un énorme trou déchire l’asphalte et une voiture qui était stationnée dans la rue tombe dedans, tout droit vers le bas. Une voiture rouge.
MATT
Le 14 juin, un homme attend, café et passeport en main, gate forty-two. Il a voyagé toute la nuit. Il tombe de fatigue.
ELSIE
Dans la voiture rouge qui s’est écrasée dans le trou à 5 h 21, il y avait personne. Seulement un vieil exemplaire taché de
ELSIE
MATT
café…
ELSIE
du roman Havre de Gabrielle Sauriol.
Cet article a été publié dans le numéro de décembre 2019 de L’actualité.
Je suis très intéressée par ce qui se passe dans cette Chine tellement populeuse et tellement complexe.