J’apporte une nouvelle désolante : deux jeunes écrivains québécois, parmi les plus brillants de leur génération, ont décidé que le roman, où ils avaient fait leurs premières armes, était une chose sans intérêt.
Le premier s’appelle Sylvain Trudel. Il nous avait surpris à deux reprises, ces dernières années, en donnant des romans originaux, émouvants, d’une agileté d’esprit et d’écriture peu commune, Le Souffle de l’harmattan et Terre du roi Christian. Du deuxième, Pierre Gobeil, nous avions lu un récit parfaitement maîtrisé, impitoyable, La Mort de Marlon Brando.
Ils viennent, chacun à sa façon, de tourner casaque.Le retournement de Sylvain Trudel est le plus spectaculaire. Plus de personnages, plus d’action. Il y a bien un garçon, dans Zara ou la mer Noire, qui semble tenir la plume et donne vaguement l’impression de raconter « sa vie et sa quête de la Révélation » (je cite la quatrième de couverture), mais le personnage est si abstrait, l’action si échevelée, chaotique, qu’on n’y croit pas une seconde. Les citations abondent, de saint Thomas d’Aquin, de Lao Tsé-teu, de Benséhir (?), de la Bible, du roi Tsaratanana (Madagascar), de Lukar Chambaux le prophète (publié chez Carole Kingsley à Chicoutimi), avec des notes en bas de page pour les ignorants. Et puis, comme il s’agit (apparemment) d’une quête mystique, on voyage beaucoup, on fait des sauts de puce d’un pays à l’autre, de l’Occident à l’Orient et vice versa, sans motif discernable.
On se dit, parfois, que Sylvain Trudel pratique l’ironie, qu’il brosse une caricature de la quête mystique éclatée, hétéroclite, qui se donne cours aujourd’hui un peu partout; mais non, il est sérieux comme un pape. Alors quoi ? C’est quoi, ce machin ? Un critique a décrété, à la radio, je crois : « Un texte dont certains passages ressemblent en aussi beau aux Illuminations de Rimbaud. » Ben, voyons. C’est copié. Je veux dire que Sylvain Trudel utilise des mots, des bouts de phrases de Rimbaud comme des fétiches, comme pour s’approprier une ambition poétique ou spirituelle que son texte, hélas, ne soutient pas.
Pierre Gobeil a, lui aussi, lu Rimbaud, si je ne me trompe, et ça ne lui a pas plus réussi qu’à Sylvain Trudel. Il y a, dans Dessins et cartes du territoire, un commencement d’histoire. Quelques enfants, habitant avec leurs parents sur une île, quelque part au Québec, assez au nord semble-t-il, évoquent le souvenir d’un frère aîné qui les a quittés pour aller jusqu’au bout de la route du nord, où règne le « vent chaud ». Un bout mythique, évidemment. Un premier événement, tout petit, se produit à la page 45. Pour le reste, c’est rumination et compagnie, manifestations d’amour à l’égard du frère adoré, qui prend les proportions d’un demi-dieu.
Le projet, excessif, mal défini, ne tient pas la route. Pierre Gobeil, qui dans La Mort de Marlon Brando, écrivait si juste, si précis, s’abandonne ici à une prose répétitive, quasi liturgique, faussement naïve. Exemple : « Avant qu’on nous apprenne à marcher, on nous avait montré que nous devions chanter pour lui, que le jour et la mer et l’été étaient des choses inventées pour lui; pour nous rendre heureux, on nous avait dit que sa peau, c’était une substance qui goûte comme le sucre. » Rien que ça… Il serait peu aimable d’insister.
Deux échecs, donc; et qui sont d’autant plus désolants, qui ont d’autant plus de sens qu’ils arrivent à des écrivains fort doués. Il semble que Sylvain Trudel et Pierre Gobeil aient perdu confiance dans le roman. C’est difficile, le roman, c’est fatigant : il faut inventer des personnages qui ne ressemblent pas trop à l’auteur, leur donner une certaine cohérence, susciter quelques événements plausibles, enfin ne pas rompre trop visiblement avec ce qu’on appelle le réel. Dans le roman, on ne peut pas faire n’importe quoi; il y a des obstacles, des limites. Or, de toute évidence, Trudel et Gobeil en ont assez, de ces limites. Le premier les a totalement supprimées, au profit (?) d’un discours para, infra ou supra mystique; le deuxième a voulu les forcer, les dépasser pour atteindre à une sorte de vérité poétique qui échapperait au récit d’événements.
Ils rejoignent ainsi une tendance qu’on ne peut pas ne pas observer dans un certain nombre de romans québécois, où le désir n’est pas de bâtir quelque chose – un roman par exemple – mais d’exprimer sans frein les tréfonds de son être, ses rêveries, ses aspirations à l’infini, sans la protection d’une fiction minimale et dans une langue aussi personnelle (narcissique) que possible. Parfois, je me dis que c’est là, simplement, le signe d’un changement culturel, auquel on ne saurait échapper; parfois, je l’interprète plutôt comme une défection devant les duretés du réel, une défection qui n’est pas le fait de la littérature seule.
Je m’en vais relire, chez Milan Kundera (L’Art du roman, Gallimard), les réflexions qu’il fait sur le crépuscule du roman.
Sylvain Trudel, Zara ou la mer Noire, Quinze, 123 pages, 14,95 $.
Pierre Gobeil, Dessins et cartes du territoire, l’Hexagone, 138 pages,16,95 $.
Zara ou la mer Noire
A l’aube de ma cinquième journée en ce lieu, je quittai Urfa par le premier autobus avec en poche un billet pour « Trabzon ». Le ciel bleu coulait vers le nord, au-dessus de la gare d’autobus, et je remerciai l’horizon de s’ouvrir à moi; le temps de la révélation était enfin arrivé.
Belzébuth avait bien tenté – par ses écritures trompeuses, par ses multiples voix suppliantes et funèbres – de confondre mon âme. Il avait cherché à m’éloigner de ce pays, à me faire suivre sa nuit et ses (perfidies) ! Ma récompense était grande : je filais vers l’illumination. Un archange de Dieu m’attendait au bout de la route, dans les vagues de la mer Noire; je pressentais son baiser sur ma joue, son (étreinte ardente). Je comprenais la signification de mes souffrances et goûtais leurs fruits veloutés.
Sylvain Trudel