Deux cafés avec Jean-Michel Blais

Nicolet, Guatemala, Mile End, Cannes : ce célébré pianiste et compositeur néoclassique – connu pour la pièce « Passepied », la bande originale du film Matthias et Maxime ainsi que les albums Sérénades et Aubades – a un parcours tout sauf… classique.

Illustration : Paule Thibault pour L’actualité (à partir d’une photo de De John Londono)

De la vitrine, je le vois hésiter avant de franchir le seuil du Dépanneur Café. Bien sûr, le gars sait qu’il est à la bonne adresse : 206, rue Bernard Ouest. Dans une autre vie, et dans cet illustre repaire de hipsters du Mile End, à Montréal, qui se veut aussi mini-salle de spectacle, Jean-Michel Blais a été barista et cuisinier. Il a passé le balai et récuré la toilette du cabinet au loquet chambranlant. Et les lundis matin, assis au vieux piano noir, il improvisait pour un auditoire clairsemé. C’est ici qu’après avoir fait un détour loin de la musique, dans sa vingtaine, il a renoué avec elle. 

Une décennie plus tard, le voici, chevelure en bataille et barbe de cinq jours, fraîchement arrivé d’Edmonton. La « post-classical piano icon », dixit la CBC, a interprété « Passepied », l’une de ses œuvres phares, pendant la cérémonie des prix Juno. Son dernier disque, Sérénades, s’est hissé à sa sortie cet hiver en deuxième position du palmarès des ventes d’albums sur iTunes Canada, talonnant Miley Cyrus. Avec son quatuor, il vient d’achever une virée québécoise de 40 villes, devant des salles combles et comblées. Il prépare également une courte tournée printanière sur la côte Ouest, de Vancouver à Los Angeles, pour ensuite prendre la route des festivals.

« Ça me fait bizarre », dit-il, une fois que nous sommes installés devant nos cafés respectifs à une table bancale dans la pièce du fond. « Je ne suis pas venu au Dep depuis trois ou quatre ans. » Jean-Michel Blais, JeanMi pour les amis, est un grand émotif, sa musique en fait foi ; ce retour en ces lieux chargés de souvenirs le chavire un brin. En 2018, l’artiste a été forcé de quitter son logement situé tout près. « J’ai été triste et frustré de mon éviction et de l’embourgeoisement du Mile End pendant des années. Je me suis retrouvé avec rien. Accepter la fin d’une époque, c’est difficile. »

Sa mémoire ne veut retenir que les aspects positifs de cette ère révolue. Surtout de cet appartement « fascinant », berceau de la conception à temps perdu et de l’enregistrement à la bonne franquette pour 500 dollars de l’album qui a tout changé, II. Un premier opus salué dans un concert de louanges, dont les bravos du magazine Time, qui l’a classé parmi les 10 meilleurs albums de 2016, une liste incluant Rihanna et Radiohead. « J’ai eu une couverture de presse à l’étranger avant que le Québec embarque et que Radio-Canada se réveille », rappelle-t-il sans amertume. Eh bien, la société d’État s’est réveillée, et pas à peu près. Preuve à l’appui, cet émoi d’une animatrice radio-canadienne de la Mauricie et du Centre-du-Québec : « … chaque fois que Jean-Michel Blais pèse sur une touche de son piano pour jouer la note, c’est comme s’il pesait en même temps sur chaque fibre liée à notre cœur et notre âme ». L’envolée lyrique le fait sourire, d’aise, assurément.

« J’ai une formation classique, mais je ne suis pas un compositeur classique ni un pianiste classique. Je suis de ce milieu, mais pas dans ce milieu. »

Il est moins amusé lorsque certains sujets s’invitent à notre table où les allongés s’enchaînent. Le vidéoclip de « Passepied », par exemple. Une féerie baroque avec la participation de l’École supérieure de ballet du Québec (le passepied est une danse parente du menuet) qui n’a « même pas » été retenue parmi les finalistes de l’ADISQ en 2022. Une fois de plus, la reconnaissance est venue d’ailleurs : de Londres, où « Passepied » a reçu le prix du meilleur clip alternatif international aux UK Music Video Awards.

Jean-Michel s’avoue encore novice dans l’art de l’interview. À force de répéter dans tous les micros son désir de « décomplexer » la musique classique, voire de la « décoincer », il a fini par écraser quelques orteils susceptibles. L’heure est au bémol. « C’est délicat… On va dire “démocratiser”. J’ai une formation classique, mais je ne suis pas un compositeur classique ni un pianiste classique. Je suis de ce milieu, mais pas dans ce milieu. »

Pendant que nous y sommes, pourquoi ne pas définir le néoclassicisme, une vague sur laquelle il surfe avec panache (et Spotify) jusqu’aux rives du Bosphore et au pied du mont Fuji ? « Pour les musicologues, c’est un courant artistique du début 1900, marquant un retour aux formes classiques, mais dans un langage moderne — notamment incarné par la figure d’Igor Stravinski. » Il a déjà été professeur et sait retenir l’attention. « Alors que pour monsieur et madame Tout-le-Monde, il s’agit plutôt d’un mouvement contemporain s’appropriant des référents de musique classique, surtout romantiques et minimalistes, mais dans un langage beaucoup plus proche de la pop, du New Age et de l’easy listening. »

Vérification faite, Jean-Michel Blais est logé sur le site de Renaud-Bray dans la section Instrumental – Nouvel Âge et relaxation. Il y joue des coudes avec Alexandra Stréliski, André Gagnon et… la Symphonie des baleines.

Devant des concurrents aussi imposants, se démarquer est crucial. Sur II et ses successeurs, Dans ma main, Aubades et Sérénades, on entend plus que de la musique : une latte de plancher craque, une porte claque, quelqu’un soupire, une autre personne dit « good morning ». Avec, à la clé, une forte impression d’authenticité et de proximité. Une imperfection rafraîchissante dans un monde retouché à l’excès. « Ce n’est pas nouveau. Ça remonte à Glenn Gould, marmonnant et fredonnant pendant les enregistrements. Sa compagnie de disques a tout fait pour enlever les sons en trop. Moi, j’aime montrer la vie. À la fin d’un enregistrement, j’ai reçu l’appel d’une amie — j’avais oublié d’éteindre mon téléphone. J’ai répondu et j’ai gardé l’échange. Il faut lâcher prise et accueillir l’imprévu. »

Évidemment, Jean-Michel Blais détonne. Il dit « toune » plutôt que « morceau » ou « pièce ». « Je fais exprès », lâche le coquin. Il parle beaucoup, avec intelligence, éloquence et en cinq langues, mais aussi avec une spontanéité qui défrise. « Présentement, nous sommes bandés sur le piano », a-t-il déclaré un jour au Journal de Montréal. Sur scène, entre deux « tounes », il s’éclate. Dans une même phrase, il marie Rachmaninov et Céline Dion, unis sur l’autel du succès planétaire « All by Myself ». « Des maris, des chums viennent me voir après le spectacle et me disent : “Moi, j’écoute pas de piano, c’est ma blonde qui m’a traîné icitte, ça me tentait pas, sauf que là, ton show, tes musiciens, tes jokes, j’ai aimé ça, j’ai senti que j’avais une place.” » En 2019, présent au Festival de Cannes, il reçoit un prix d’honneur pour la bande originale (sa première, et la seule à ce jour) du film Matthias et Maxime, de Xavier Dolan. Invité à s’exécuter, le lauréat s’adresse en ces mots au gratin debout rassemblé : « Je ne sais pas si ça se fait à Cannes, vous avez le droit de vous asseoir par terre, de vous accoter les uns sur les autres… »

C’est un être singulier aux aspirations plurielles. Son histoire, comme il se doit peu banale, débute en 1984 dans un cadre pastoral. Connue surtout pour l’École nationale de police du Québec casée dans l’ancien Séminaire, Nicolet n’a sur papier rien de bien excitant. « Au contraire, affirme le Nicolétain pur jus. C’est un coin magnifique et un secret bien gardé. Je rêve d’y monter un festival de musique classique. »

« Mon premier professeur [de piano] m’a dit que j’étais un geyser musical. J’étais plein d’émotions avec lesquelles je ne savais pas quoi faire. »

Fils unique de « “tripeux” de musique qui ont fait de la compétition de danse sociale pendant 10 ans », il a 4 ans lorsque d’étranges symptômes se manifestent chez lui. « Je faisais des bruits, comme un chien qui gémit. J’ai eu une phase où je donnais des coups de tête. Des médecins m’ont examiné, en vain. » Tout disparaît dès qu’il pianote sur l’orgue remisé au sous-sol. Commence alors le piano. Il a 10 ans. « Mon premier professeur m’a dit que j’étais un geyser musical. J’étais plein d’émotions avec lesquelles je ne savais pas quoi faire. » Quand il n’est pas absorbé par les 88 touches noires et blanches, les tics tendent à revenir. À 20 ans, l’énigme est résolue, enfin.

« J’ai le syndrome de Gilles de la Tourette », dit-il, sans baisser la voix, qui porte jusqu’aux oreilles avoisinantes. Il s’en fout, car il n’en fait pas un drame ni une maladie… ce qu’un syndrome n’est pas, de toute façon. Et non, il n’a pas éructé des termes disgracieux. Ce tic spectaculaire, appelé coprolalie, n’affecte qu’un « Tourette » sur 10, précise l’artiste. « Dans mon cas, le syndrome est léger. » Et ne montre sa vilaine tête que dans des moments de stress. Comme lors de la cérémonie des Juno ; pas parce que Jean-Michel allait jouer sur scène en direct, mais parce qu’il avait décidé de s’adresser au public en français, alors que personne ne l’avait fait de la soirée. Sur l’enregistrement vidéo, on voit son œil gauche cligner. « Parfois, c’est mon bras qui bouge. » Rares sont les études menées sur ce syndrome. « Je rencontre souvent les spécialistes de la Tourette à Sainte-Justine, j’essaie d’aider, je donne ma musique pour la campagne du Grand sapin. C’est ma cause. »

Il en a d’autres. À 18 ans, Jean-Michel abandonne ses études au Conservatoire de musique de Trois-Rivières. Parce qu’il s’y sent trop encadré. Et parce qu’il est hanté par un voyage humanitaire au Nicaragua effectué avec son école deux ans auparavant. « J’ai été traumatisé et j’ai eu l’impression d’avoir une dette envers l’humanité. » Déterminé à vouer une partie de son existence au soulagement des plus démunis, il part seul, son sac à dos débordant de bonne volonté et de belle naïveté, direction le Guatemala. « J’ai trouvé un organisme associé à un orphelinat dans la montagne pour des jeunes “poqués”, toxicomanes, prostitués. » Son sacerdoce : traduire la biographie de chaque petit pour le parrainage étranger. « J’ai arrêté après trois enfants, incapable de les regarder sans voir leur passé. Je me suis dit : “Je ne pourrai jamais comprendre qui sont ces enfants et quels sont leurs besoins. Qui suis-je pour croire que je peux leur être utile ?” » Au bout de six mois, le missionnaire en herbe démissionne. « Je me suis inscrit en éducation spécialisée. Ce que j’avais espéré accomplir au Guatemala, je le ferais dans Hochelaga, en ayant moins le sentiment d’imposteur. »

Pendant près d’une décennie, notamment avec la Fondation Dr Julien, Jean-Michel se consacre à la tâche, dans le quartier Côte-des-Neiges aussi. Jusqu’au moment où « les cycles récurrents de pauvreté et de misère finissent par [le] rendre malheureux ». Il est où, le bonheur ? se demande-t-il depuis toujours. Pas si loin que ça, finalement. « Et puis, j’ai eu le courage d’entrer ici. Je m’y suis repris à trois fois », raconte-t-il, attendri à la vue d’un client roupillant sur un canapé Empire usé alors que, dans la pièce principale, un musicien parmi tant d’autres conclut son set sous des applaudissements timides.

« Depuis longtemps, je ne voulais plus rien savoir du Mile End ni du Dépanneur Café. En revenant aujourd’hui, je me rends compte que je n’ai plus d’animosité envers l’un et l’autre. Merci d’avoir pensé à cet endroit pour la rencontre. »

De rien, JeanMi. Et merci pour nos cœurs et nos âmes.

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