Du côté de chez Yann

Débuts fulgurants pour Yann Martel, un Montréalais qui parle français avec un accent parisien… et écrit en anglais. Avec seulement quatre nouvelles et un roman à son actif, il est déjà encensé par les critiques du monde!

Selon le quotidien communiste français L’Humanité, «le plus grand écrivain vivant» de sa génération vit à Montréal sur l’avenue de l’Esplanade. Il s’appelle Yann Martel, il parle français avec des traces d’accent parisien et il écrit en anglais.

Le journal qui chanta les louanges de Georges Marchais et de Staline n’a jamais été reconnu pour son sens de la nuance, mais sa célébration du talent de Martel n’a rien en commun avec cette fâcheuse tendance qu’ont longtemps eue les communistes français: être les seuls à avoir le pas. Car à Berlin, on écrit qu’il est un «extraordinaire raconteur», à Londres, le très sérieux Guardian parle de «petit chefd’oeuvre» et au Québec, La Presse souligne un «début fulgurant». Tout cela pour quatre nouvelles publiées à Toronto en 1993 sous le titre de The Facts Behind the Helsinki Roccamatios, son premier livre, qui, traduit en français en 1994, devint Paul en Finlande (Boréal au Québec, Rivages en France).

Self, son premier roman, paru chez Knoff à Toronto en mai dernier, a été accueilli par une critique aussi élogieuse. Le livre a été lancé il y a peu de temps à Londres. Des éditions allemande et suédoise suivront sous peu.

La nouvelle ne fait pas recette. C’est un genre négligé, tant par les auteurs que par les lecteurs. Les critiques ne font pas exception. On ne lance pas une carrière avec ces courtes histoires souvent considérées comme des romans sousdéveloppés. Encore moins une carrière internationale. On ne devient pas non plus un écrivain qui vit de sa plume avec quatre nouvelles. Yann Martel y est arrivé, phénomène probablement unique dans la littérature canadienne. Il n’y a là ni hasard ni marketing génial. Seuls le talent et l’originalité de l’auteur expliquent cette carrière en forme de fusée.

Yann Martel avait choisi le café Santropol, rue Saint-Urbain, pour notre premier rendez-vous. J’avais souhaité rencontrer cet homme qu’on dit sans racines dans un endroit qu’il aime, où il se sent à l’aise. Né à Salamanque, en Espagne, en 1963, il fut bébé à Victoria (en Colombie-Britannique), enfant au Costa Rica, adolescent en Ontario et à Paris, jeune homme un peu partout. Depuis quelque temps, il vit à Montréal, qui est pour lui un port d’attache plus qu’un endroit qu’on habite et qu’on façonne de sa présence et de son action.

Le café Santropol lui convient parfaitement. Décor baroque et cosmopolite, nourriture planétaire. Il y règne une atmosphère studieuse et chaleureuse de café universitaire anglais. Selon la tradition anglosaxonne universitaire, toute différente de la française, les collèges – substituts de la famille – sont des maisons qu’on habite, professeurs comme étudiants; les cafés et les restaurants sont les salons qu’on ne peut se payer. C’est dans ce cocon intellectuel et social que Yann Martel a fait la plus grande partie de ses études secondaires et universitaires. Et dans ce café où les tranches de pain complet ont l’épaisseur d’un club sandwich, il se sent de toute évidence à l’aise.

Il est arrivé en vélo, une de ses rares possessions. Pas un vélo avec deux dérailleurs japonais. Non, un vélo passé de mode avec le guidon recourbé vers le bas, ce qu’on appelait un vélo de course avant que la bicyclette prenne le virage technologique.

S’il est légèrement en retard, c’est qu’il vient d’une manifestation contre l’ouverture d’un McDonald’s au pied du mont Royal. Une manifestation de principe, puisque le géant du boeuf haché a déjà ouvert ses portes, et que les enfants du quartier l’ont déjà pris d’assaut. Mais c’est aussi dans la tradition universitaire anglosaxonne: la défense des baleines, le nucléaire, la guerre du Viêt-nam et, aujourd’hui, les grands arbres de l’île de Vancouver. Il en parle avec détachement, une sorte de tristesse souriante, comme les derniers sages parlent de la barbarie imminente. Il en parle doucement, sans emportement, dans un français remarquable. Et pourtant, il écrit en anglais. Il ne sera donc jamais, pour les théologiens de la nation, un auteur québécois. Il s’en fout. Tout ce qu’il veut, c’est écrire.

S’il a tant voyagé, c’est que son père, le poète Émile Martel, est diplomate. Aujourd’hui, ses parents sont en poste à Paris. Il s’apprête à aller les rejoindre après le lancement de son roman à Londres, puis il s’envolera pour l’Inde pour un séjour de neuf mois.

Yann Martel est devenu un écrivain anglophone au Costa Rica. Ce ne fut pas un choix: il n’y avait pas d’école francophone de qualité à San José, seulement une école internationale anglaise. Dans Self, le héros dit: «Voilà donc qu’un simple caprice géographique me fit étudier en anglais, jouer en espagnol et raconter ma journée en français à mes parents… L’anglais devint pour moi l’outil par lequel je m’exprimais précisément.» Il poursuivit ses études en anglais, même à Paris. Un caprice.

Tout cela s’est produit sans drame ni grande interrogation identitaire. Exactement comme les choses arrivent à ses héros. Elles surviennent, elles sont acceptées sans résistance, sans combat. Le mouvement, le changement, ne sont pas des accidents, des aberrations. Ils sont l’essentiel de la vie, qui n’est plus une forme de continuité mais une série de sauts, de mutations, de métamorphoses. Et s’il est l’écrivain d’une génération, c’est bien dans ce sens: l’écrivain d’une génération qui est née en zappant autant la télé que sa propre vie.

L’anglais n’est pas seulement un outil avec lequel il se sent plus à l’aise qu’avec le français, c’est la langue qui lui vient spontanément quand il ignore la nationalité de son interlocuteur. Il a aussi appris à l’aimer, comme on aime la langue dans laquelle on peut tout dire. Il n’écrit pas en anglais parce que le marché est plus grand; il ne connaît tout simplement pas d’autres langues d’écriture.

Canadien ou Québécois? (La famille Martel est une des plus vieilles familles du Québec, et la grand-mère de Yann, à qui il rend souvent visite, habite le village de Saint-Jean-Port-Joli.) Les deux.

Il a ce regard qu’ont souvent les myopes et qu’on confond trop facilement avec la froideur ou la timidité, surtout quand les questions peuvent paraître piégées. «Pour moi, la langue n’est pas une question identitaire.» Il écrit et réagit en anglais, s’amuse souvent en français ou en espagnol. Il a visité l’Iran, la Grèce, la Turquie, la Syrie, le Pérou, l’Équateur, le Portugal, la Tchécoslovaquie, l’Allemagne… Après avoir songé à terminer ses études de philosophie en Nouvelle-Zélande ou en Israël, il a choisi l’Université Concordia, à Montréal. Puis, après quelques années à Paris comme gardien de nuit à l’ambassade du Canada, il eut l’impression d’être en exil. «J’ai eu envie de rentrer chez moi.» Et «chez lui», c’était le Canada, un pays où il n’avait vécu qu’une dizaine d’années.

Il débarqua à Montréal. Là encore, il ne faut pas y voir de sens précis. «Le billet d’avion était moins cher que celui pour Toronto ou Regina.» Mais ce n’était pas vraiment pour s’installer, créer des liens, s’investir dans un projet. Aujourd’hui, c’est un lieu agréable où il se sent à l’aise. Il aime le multiculturalisme de son quartier, l’amabilité des Montréalais, qu’il souligne en l’opposant (comme tous les Québécois) à la froideur des Parisiens. Mais outre son opposition à l’ouverture du McDonald’s, il n’est pas véritablement un citoyen montréalais, québécois ou canadien. Le Canada est pour lui une sorte de «construction» de l’esprit. Il en admire des valeurs théoriques et des souvenirs qui ont peu de rapports avec la nature et l’état actuel du pays.

S’il se sent chez lui au Québec, c’est aussi un peu théorique. Le Québec «concret», pour Yann Martel, ce sont quelques quartiers de Montréal, Saint-Jean-Port-Joli et, pour la culture, de vagues réminiscences du groupe Harmonium.

Quand il parle du dernier référendum, c’est encore avec détachement. «Le problème de l’identité devient fondamental pour ceux qui ne peuvent pas partir, qui n’ont pas d’autres lieux où exister vraiment.» Si le Québec devenait indépendant, il garderait Montréal comme pied-àterre, mais voudrait conserver la nationalité canadienne.

Yann Martel peut toujours partir. Ses domiciles sont plus affaire de colocs, de coût, d’occasion, que de coups de coeur. Il est revenu «chez lui», mais la porte reste toujours grande ouverte.

Il ne possède rien, du moins selon les normes de la société dans laquelle nous vivons. Il n’a jamais eu de voiture. Dans la petite chambre qu’il loue de sa cousine, pas de tableaux ni de souvenirs de voyage; un bureau et quelques livres, mais si peu, car il s’en «débarrasse» au fur et à mesure. Actuellement, il lit une biographie de Jean XXIII, qu’il trouve bien sympathique. Un très vieil ordinateur Tandy (mais il écrit à la main), un matelas de yoga et un autre de camping, sur lequel il dort, quelques vêtements: voilà toutes ses possessions.

On imagine facilement un ascète, solitaire et désincarné, d’autant qu’il consacre une heure par jour au yoga et qu’il fera un stage de deux mois dans une école de yoga pendant son séjour en Inde. Non, l’absence de possessions est tout simplement un souci de liberté, qui est la capacité de tout vivre. Dans Self, roman à la fois faussement et largement autobiographique, le héros alors adolescent prend plaisir à se rouler voluptueusement dans l’herbe, que l’auteur qualifie de «féminine». Il conclut: «Je ne me sentais ni homme, ni femme. Seul, le désir m’habitait. J’étais humide de vie.»

Quand il était jeune, Yann Martel voulait devenir politicien. En fait, premier ministre. Il hantait la Chambre des communes, à Ottawa, et se souvient encore avec émotion d’avoir ramassé le stylo qu’un John Diefenbaker vieillissant avait laissé tomber. Puis il devint écrivain, pendant des études en philosophie à l’Université Trent de Peterborough. Il ne peut imaginer aujourd’hui faire d’autres métiers que ceux liés à la création artistique. Il est de ces athées qui ont la tristesse de ne pas avoir la foi. «Pour les athées, dit-il, il n’y a que l’art qui soit l’équivalent de la religion pour les croyants. La certitude que ce que l’on crée continue.»

Et ce que crée Yann Martel est fascinant et «humide de vie», tout en étant construit, organisé, structuré comme les plans d’un architecte. Dans Paul en Finlande, l’insoutenable agonie d’un ami sidéen devient le contrepoint tragique de la civilisation occidentale qui se meurt. Dans une autre nouvelle, un concerto pour «violon dissonant» traduit magnifiquement l’abîme de la guerre du Viêtnam et la fuite en avant de l’Amérique qui oblitère la mémoire.

Si le grand écrivain est celui qui parvient à transcender par son regard les choses les plus quotidiennes, les plus ordinaires, alors Yann Martel est un grand écrivain. Résolument moderne et, aussi curieux que cela puisse paraître, résolument canadien.

Pourtant, il n’y a pas de thèmes canadiens dans son oeuvre, sinon des lieux, des références historiques, un «caprice géographique» dirait le héros de Self. Il ne parcourt pas le monde en s’interrogeant sur son identité nationale. Mais il y a là un pays, une université, des paysages, des attitudes. Et c’est suffisant.

Les lieux nouveaux ne sont pas prétextes à des comparaisons. La référence n’est jamais le pays d’où l’on vient, comme c’est souvent le cas autant chez les écrivains anglophones que francophones. Le héros de Self grandit dans le monde et il l’accepte comme il est. Dans les écoles internationales, il apprend que les barrières disparaissent facilement quand les gens sont jetés dans la vie ensemble, puis séparés par le hasard des métiers et des voyages. Même les barrières immémoriales comme celles du sexe, premier fondement de l’identité. Il les franchira aussi facilement qu’on change de chemise. Il faut vivre, c’est là l’essentiel, et aussi le plaisir et la douleur.

Dans un an, Yann Martel reviendra à Montréal. Peut-être. Son roman n’aura probablement pas encore été publié en français. Mais il sera, avec Michel Tremblay et Mordecai Richler, l’écrivain montréalais le plus connu du monde.

«So what», répondrait-il.