Il a surgi sur les étagères des libraires, un de plus dans la fournée saisonnière des nouvelles parutions. Publié en 2005 sans tambour ni trompette par la petite maison montréalaise Sémaphore, ce roman, le premier d’un auteur inconnu, n’était pas destiné à faire du bruit, avec ses 500 exemplaires. Pourtant, deux ans plus tard, le milieu artistique québécois s’est emparé de Je voudrais me déposer la tête, de Jonathan Harnois, dans lequel un jeune homme de 20 ans, Ludovic, apprend à composer avec le suicide de son meilleur ami.
«C’est d’une beauté inouïe», disait Pierre Bernard à l’émission de Christiane Charette, à Radio-Canada, le 6 février dernier. «Pour moi, ajoutait-il, c’est la révélation littéraire des deux dernières années.» Avec la réalisatrice Hélène Bélanger-Martin, l’ancien directeur du Théâtre de Quat’Sous, à Montréal, prépare un long métrage de fiction tiré du récit autobiographique de Jonathan Harnois.
Il n’est pas le seul à avoir réagi à la force de ce texte troublant, finaliste du prix Anne-Hébert en 2006. Metteur en scène, auteur, traducteur, directeur de théâtre, professeur au conservatoire, Claude Poissant a décidé de porter à la scène la traversée intérieure de Ludovic. Dans la foulée de cette production, à l’affiche à Montréal, à l’Espace Go, le cinéaste Stefan Miljevic tourne, à partir du récit de Jonathan Harnois, un documentaire sur des jeunes endeuillés par le suicide d’amis. «Je voudrais me déposer la tête m’a jeté à terre», dit le réalisateur, qui signe également les images vidéo utilisées dans la pièce. Son documentaire sera présenté à ARTV cet automne.
À la tête depuis 20 ans du Théâtre PàP (compagnie montréalaise baptisée à l’origine Théâtre Petit à Petit), Claude Poissant a largement contribué au développement de la dramaturgie québécoise. Toujours à l’affût de nouveaux auteurs, il est tombé sur le livre de Harnois au hasard de ses lectures de vacances. Un choc: «J’avais sous les yeux le parcours de quelqu’un qui comprenait les profondeurs de l’être humain.»
Lauréat du Masque de la mise en scène, en 2006, pour Le traitement, du dramaturge britannique Martin Crimp, Claude Poissant impressionne par sa taille imposante, son visage lisse, sa voix chaleureuse. Reconnu pour son flair et son talent de rassembleur, c’est aussi un metteur en scène exigeant, rigoureux, qui se passionne pour la jeunesse. Un casse-cou, qui n’hésite pas à prendre des risques. Comme celui de se lancer dans la création d’une pièce à partir du texte d’un inconnu, sans faire appel à aucune vedette.
Ses jeunes comédiens lui en sont reconnaissants. «Quand tu reçois un coup de fil de Claude, tu lâches tout et tu le suis», dit Christian Baril, 23 ans. Ce diplômé de l’École nationale interprétera le rôle de Ludovic avec Étienne Pilon et François Simon T. Poirier, chacun des trois acteurs incarnant des facettes particulières du personnage. Comme tant d’autres, il a été happé par la force du verbe et les métaphores débridées de Jonathan Harnois. «Prenons cette phrase: “La journée passe comme une seringue avalée”, dit-il en citant le texte. Devant un tel énoncé, il est inutile d’en rajouter.»
Dans la pièce, Claude Poissant fait danser les protagonistes sur le rythme de la chanson «La jeunesse est vieille comme le monde», de Jérôme Minière. Révolte, poésie sauvage et idéalisme: est-ce pour retrouver sa propre jeunesse que le metteur en scène de 52 ans a décidé de consacrer près d’un an de travail à ce texte? Il s’en défend bien. Il endosse néanmoins la colère sourde exprimée par l’auteur. Car tout ne va pas pour le mieux dans les banlieues de Presqu’Amérique, où l’on mène, dit le narrateur du roman, «une vie rapide et vague, hantée par les visages de la réussite… une sorte d’errance automatique».
En répétition, un vendredi de tempête de neige, Claude Poissant discute avec les trois comédiens qui incarneront Ludovic. «Il faut que vous disparaissiez derrière la musique des mots», leur explique-t-il. Concentrés, ils reprennent leurs répliques, cinq, dix, quinze fois, jusqu’à ce que le metteur en scène soit satisfait — mais le sera-t-il jamais pleinement? Poissant a conservé le texte dans sa facture originale, se limitant à faire quelques coupures. Opération périlleuse, car «neuf fois sur dix, la narration, ça ne marche pas au théâtre».
Les répliques, malgré la douleur qu’elles contiennent, traduisent une foi, un appétit de vivre. Leur auteur, Harnois, se considère en effet comme une sorte de survivant. «Je ne voulais pas m’inscrire dans une vague sombre et recroquevillée, explique-t-il. Je cherchais davantage à exprimer une sorte de résilience.»
Jonathan Harnois, 26 ans, est né à Joliette. Enfant unique dont les parents, denturologistes, divorcent lorsqu’il est encore jeune, il grandit à Le Gardeur. Après des études au cégep de L’Assomption, il entre à l’UQAM en philosophie. Jusqu’au drame qui est le sujet de son livre, il mène une vie sans histoire, adolescent «choyé» de la classe moyenne qui a cependant pris très tôt l’habitude de se confier à la page blanche.
Malgré le succès d’estime qu’a remporté son livre, il ne veut pas s’engager tout de suite dans une carrière d’écrivain. «On verra», dit-il. Il a entrepris un deuxième roman, mais ne le trouve pas assez bien pour le laisser faire son entrée dans le monde. Alors, il prendra le large. Il a prévu faire, d’ici l’automne, un voyage au Tibet. Deux ou trois mois pour se ressourcer, «dans un esprit de confrontation» avec lui-même.
Pour l’instant, il travaille comme serveur à Camellia Sinensis, à Montréal, une maison de thé à l’atmosphère quasi monastique où il donne tous ses rendez-vous. Calme, il s’exprime sans aucune affectation, tout en vouvoyant ses interlocuteurs. Il est à la fois réfléchi et spontané, optimiste et pessimiste, avenant et réservé. Soucieux de trouver un équilibre dans sa vie, il joue au hockey avec ses chums, fait du yoga, écoute Arcade Fire, Malajube, Richard Desjardins. Il croit à la capacité de l’être humain de réaliser de grandes choses sur le plan spirituel. Seulement, dit-il de sa voix feutrée, on ne nous a pas appris à faire les bons choix. «Nous sommes englués dans un mode de vie matérialiste et stérile, anesthésiés par notre confort, “Comfortably Numb”, explique-t-il en citant la chanson de Pink Floyd. Il est pourtant possible de redonner un sens à notre vie. Il suffit de dire non à la vacuité ambiante.»
Début février, dans le contexte de la Semaine de prévention du suicide, organisée à Québec par l’Association québécoise de prévention du suicide, Jonathan Harnois était invité à participer à une table ronde. Il y était question d’un sondage mené l’été dernier par Léger Marketing, selon lequel 42% des Québécois considéraient le suicide comme «un geste acceptable», une proportion plus élevée que chez les autres Canadiens.
Contrairement à la majorité des spécialistes, Jonathan Harnois ne s’offusque pas de ces résultats. À son avis, les répondants «compréhensifs» voulaient simplement exprimer une réalité: oui, il est difficile de vivre en ce monde. L’écrivain se méfie d’ailleurs des systèmes de pensée (marxisme, structuralisme ou autres) qui prétendent l’expliquer. Voilà pourquoi il a abandonné ses études de philosophie.
Même si les dernières statistiques révèlent un recul sensible du taux de suicide au Québec (chez les garçons de 15 à 19 ans, il a même diminué de près de la moitié depuis 1998-1999), le jeune écrivain se montre pessimiste. «Tant mieux si, pour l’instant, les statistiques semblent indiquer une amélioration. Mais je ne crois pas que le problème soit réglé. On n’a qu’à regarder le nombre d’ordonnances d’antidépresseurs et l’augmentation des cas de maladies nerveuses pour s’en convaincre.»
Après avoir tourné le dos aux religions, notre civilisation s’est montrée incapable de renouveler ses valeurs spirituelles, dit Jonathan Harnois. En ce sens, elle a échoué. «Si vous arrêtiez des gens dans la rue et leur demandiez de définir les valeurs profondes sur lesquelles reposent leurs actions, je suis certain que la plupart ne sauraient pas vous répondre.»
À la base de sa démarche, il y a donc un regard critique sur la société qui l’entoure. Jusqu’ici, rien que de très banal. Sauf que ce regard débouche sur une volonté de vivre si lumineuse qu’elle réussit à faire échec à la mort.
Quête de profondeur, renaissance spirituelle, refus d’un monde hanté par les visages de la réussite, Je voudrais me déposer la tête est un chant d’amour décliné à la première personne par «un gamin de 20 ans, un petit homme de rien» avec «une démarche d’oiseau et des yeux qui tremblent». C’est aussi un pèlerinage dans la banlieue québécoise, une recherche d’absolu sur fond de centre commercial, tandis que «dans le stationnement, les paniers d’épicerie roulent sur l’asphalte et remplissent l’air de rires métalliques».